1. Avant-propos :  Et "ces heures sombres de notre histoire"?

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En Allemagne, on parle d’un “passé qui ne veut pas passer” et on en parle plutôt dans l’intention de relativiser, sinon de banaliser l’extermination des Juifs perpétrée par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale[1]. En France aussi, on parle d’un “passé qui ne passe”, mais en un tout autre sens pour marquer combien, à ce propos justement, le “syndrome de Vichy” tourne à la “hantise du passé”’ dans les années ’90[2].

Dans la Belgique voisine, le “passé” est aussi “toujours présent”, mais pour un tout autre objet[3]. Dans ses tensions communautaires, ce pays désormais fédéralisé se dispute autour de la collaboration du nationalisme flamand avec l’Allemagne national-socialiste. La dispute se focalise sur l’après-1945. Le débat porte sur la répression de l’incivisme présentée comme une revanche d’un État alors unitaire sur une Flandre toujours opprimée. Récurrente, cette fixation évacue, comme dans l’immédiat après-guerre, la question même d’une responsabilité belge dans la persécution et la déportation des Juifs. Ce syndrome de l’incivisme incite – par réaction – à une mémoire plutôt apologétique qui met en exergue, dans ce chapitre de l’occupation, les comportements de sauvetage.

Le cas belge s’y prête bien puisque, comme je l’ai démontré dans La Traque des Juifs – les deux derniers volumes de L’Étoile et le Fusil – , plus de la moitié des Juifs du pays échappent à la déportation, le plus souvent grâce à la complicité dont ils ont bénéficié dans la population du pays et même auprès de ses institutions. Mais j’avais aussi, dans les deux premiers volumes – La Question juive et Les cent jours de la déportation – décrit les multiples relais belges et même juifs grâce auxquels une vingtaine de SS en charge des affaires juives parviennent à déporter l’autre moitié des Juifs du pays.

Ce tableau à double entrée ne convenait pas, avec ses teintes en grisaille, au temps où il était publié. La mémoire collective qui au demeurant n’aime pas les demi-teintes ne construit jamais sa relation au passé en fonction des acquis de la recherche historique. Elle se nourrit des enjeux de son présent et les résultats du travail des historiens y trouvent place s’ils servent son propos, en l’occurrence sa bonne conscience.

Dans ce pays, les autorités, ministres et parlementaires, qu’ils soient francophones ou néerlandophones, font ainsi volontiers le pèlerinage d’Auschwitz, accompagnés de dirigeants communautaires juifs et pour entendre sur place les derniers témoins. C’est au retour de leur voyage de mars 1995 que les parlementaires, adoptant une loi anti-négationniste, décident d’instaurer la commémoration annuelle du génocide, le ... 8 mai! Pourtant, le discours commémoratif du “plus jamais ça” prononcé dans ces circonstances fait l’impasse sur “ces heures sombres de notre histoire”.

Ce propos qui pose la question de la responsabilité reste une exclusivité française. On a même pu penser en 1995 qu’il allait lever définitivement l’hypothèque de Vichy sur la relation de la France à sa propre histoire. C’est qu’évoquant “ces heures noires [qui] souillent à jamais notre histoire et [qui] sont une injure à notre passé et à nos traditions”, le Président de la République rompait avec la fiction officielle d’un d’État du Maréchal Pétain nul et non avenu[4]. Après l’année commémorative de la fin de la Seconde Guerre mondiale en Europe et de la libération des camps nazis, le chef de l’État français saisit l’occasion d’un événement mémoriel français pour consacrer la rupture avec le mythe résistancialiste et gaulliste. Le 16 juillet 1995, au cinquante troisième anniversaire de la rafle du Vel'd'Hiv', le Président Chirac dénonce enfin dans la responsabilité de Vichy celle de l’État français. “Chacun le sait”, convient-il, “ la France , patrie des Lumières, patrie des droits de l'homme, terre d'accueil, terre d'asile, la France , ce jour-là, accomplissait l'irréparable”. Pour Jacques Chirac, “il y a, c’est indiscutable, une faute collective” et, au nom d’“une idée de l'homme, de sa liberté, de sa dignité”, le président français invite à “reconnaître les fautes commises par l'Etat

Cette déclaration, quels que soient les remous qu’elle provoque à retardement au début du procès Papon deux ans après, est historique. C’est la première fois - à l’exception de l’Allemagne - qu’un chef d’État reconnaît une responsabilité de son pays dans la déportation et l'extermination de ses Juifs. Le fait consacre, dans les années ’90, une mutation en cours dans la mémoire. Avec retard sur la recherche historique, elle commence de s’interroger sur la responsabilité de ce que j’appellerais le ‘troisième homme’, le troisième acteur de l’histoire, celui qui, ni bourreau, ni victime, a permis qu’elle s’accomplisse. C’est le “bystander”, le témoin, le spectateur, pour reprendre les catégories de Raul Hilberg, dans l’essai qu’il publie en guise de conclusion à son maître-ouvrage sur La destruction des Juifs d’Europe[5].

A la différence de la mémoire, la recherche historique ne s’est pas bornée à une relation linéaire du bourreau et de la victime. Elle s’est aussi attachée à un troisième acteur, les sociétés d’où les nazis entendaient extirper les Juifs et dont le comportement a aussi été déterminant. Souvent, en particulier en Europe occidentale, le bourreau n’a pu atteindre sa victime que grâce à ce relais. Comme l'écrit l’historien Ian Kershaw dans une conclusion relative à l’Allemagne, mais qui, dans sa référence symbolique, a valeur d’un aphorisme de portée même universelle, “si elle fut le fruit de la haine, la route d’Auschwitz est pavée d’indifférence”[6].

Cette question du troisième homme, nouveau paramètre de la mémoire, s’est trouvée au centre de ses débats, avec le procès de l’ancien secrétaire général de la préfecture de la Gironde. La Déclaration de repentance de l’Église de France, publiée à la veille du procès Papon, lui a donné sa dimension éthique. Mais ce “climat d'expiation collective et d'autoflagellation permanente” qu’a dénoncé le leader du parti gaulliste, peu après l’ouverture du procès, ne se confine toutefois plus à l’hexagone[7]. Les débats sur l’or nazi en Suisse et sur la déshérence des biens juifs indiquent bien la tendance générale.

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On s’est même demandé, à l’occasion du procès français, s’il n’y avait pas de Papon ailleurs. Un journal français, Libération, m’a posé la question, en octobre 1997. A leur tour, l’un ou l’autre journaliste belge, les journaux télévisés aussi ont voulu m’entendre sur le rôle méconnu de la police belge dans l’arrestation et la déportation des Juifs. D’un point de vue belge, le procès Papon ne manque pas d’être paradoxal. La justice française implique sa responsabilité dans la livraison aux SS en charge des affaires juives de moins de 2% des Juifs déportés de ce pays. La justice belge a, quant à elle, laissé passer l’échéance de la prescription sans instruire la mise “à la disposition de la Sicherheitspolizei ” par les policiers anversois - ce sont leurs termes d’époque – d’au moins 10% des Juifs déportés de Belgique. Pour exceptionnelle qu’elle ait été, cette razzia sur le quartier juif d’Anvers que j’ai appelée à dessein le ‘Vel’ d’Hiver belge”, a pesé, dans la balance des morts et des vivants, bien plus lourd que les faits jugés dans le long procès devant d’assises de Bordeaux en 1997-1998.

J’avais pensé, après la déclaration de Jacques Chirac en 1995, que la Belgique était à son tour prête à intégrer dans sa mémoire officielle le souvenir de ce ‘Vel’ d’Hiver belge”. Le public connaissait la grande rafle du Vel d'Hiver’ à Paris. Le film de Joseph Losey a été maintes fois projeté, où Mr. Klein - Alain Delon - Juif par erreur se retrouve dans le stade du vélodrome d’Hiver parmi les milliers de victimes que la police parisienne a arrêtées, les 15 et 16 juillet 1942. Le ‘Vel’ d’Hiver belge” n’a pas cette notoriété. On ignore qu’à Anvers, un mois après, les 15/16 et 28/29 août, les policiers belges procèdent en deux nuits à quelque 3.000 arrestations, soit une opération policière de l'importance, toute proportion gardée, de la rafle parisienne. Faisant le parallèle, j’ai donc proposé une carte blanche que Le Soir accepta de publier, un mois après la déclaration du Président de la République française, à l’anniversaire de la rafle anversoise[8]. En vain! Le propos n’eut aucun écho! L’histoire n’intéresse la mémoire que portée par l’impact médiatique d’événements, le plus souvent judiciaires. Les grands procès historiques sont les vecteurs les plus porteurs de la mémoire. Les générations qui se succèdent depuis 1945 n’apprennent guère l’histoire à l’école ou à l’université. Elles font leur classe dans les prétoires.

Le retentissement du procès Papon a ainsi bien mieux fait passer l’idée d’une implication du pays occupé, de ses institutions, et notamment de ses forces de police, dans la persécution des Juifs par les nazis. Cette curiosité nouvelle porte aussi la marque de son temps. La mémoire qui, à la différence de l’histoire, est toujours un regard d’aujourd’hui sur hier, se pose, à un demi-siècle de distance, des questions que n’avaient pas voulu soulever les générations qui avaient une expérience personnelle de cette période. Et ce regard rétrospectif des nouvelles générations revisite la question des responsabilités historiques dans un temps où, dans le désenchantement des idéologies et le retour aux Droits de l'Homme, l’opinion s’interroge sur la passivité - et sur leur responsabilité - des États et de l’ONU face au massacre des Tutsi au Rwanda et au “nettoyage ethnique” en ex-Yougoslavie. Les excuses du président Clinton à Kigali, le 25 mars 1998, pour avoir tardé à reconnaître le génocide, les commissions d’enquête ou d’information en Belgique et en France mettent en cause la responsabilité des États face aux situations extrêmes dont ils ne sont pas les auteurs, mais que désormais le droit humanitaire international oblige à prévenir.

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Ce livre sur Un pays occupé et ses Juifs vient ainsi à son heure. Il n’a cependant pas été écrit pour les circonstances de sa publication. Il réunit diverses études et articles qui, le plus souvent à la suite de colloques scientifiques, ont paru, dispersés, dans des ouvrages collectifs et des revues. Chaque texte, écrit pour lui-même, peut donc se lire séparément. Mais il ne présente toujours qu’un aspect de la question. Le lecteur intéressé voulait en savoir plus. Leur publication dans ce livre donne une vue d’ensemble. Elle s’organise en trois parties.

La première, La question juive: de l’occupant à l’occupé, justifie dans son premier texte réécrit pour cette occasion le sous-titre du livre: Belgique entre France et Pays-Bas. Comme on le lira à plusieurs reprises, le cas belge est exemplaire dans la mesure où, comme dans la géographie, il se situe à mi-chemin au plan de la solution finale et de son bilan à l’Ouest de l’Europe. Je n’avais pas pris en compte cette dimension ouest-européenne dans la série de L’Étoile et le Fusil. Le retard de l’historiographie sur la question juive en Belgique imposait d’abord d’établir les faits avant de s’engager dans cette lecture comparatiste que j’ai développée depuis. Comme on le verra, je me suis surtout attaché au cas de la France qui présente le plus de similitudes.

La deuxième partie Entre l’histoire et la mémoire intègre aussi cette comparaison avec la France en ce qui concerne les stratégies juives de défense, mais les textes qui la composent illustrent les tensions entre les faits d’histoire et leur représentation dans la mémoire. L’historien, s’il est aussi, comme ses contemporains, un homme de son temps, ne pose pas à l’histoire les questions du présent. Si inévitablement les enjeux de la mémoire l’inspirent, c’est en prenant le recul, indispensable et nécessairement critique,  qu’il fait son ‘boulot’  et restitue ceux du passé.

La troisième partie dépiste la même tension dans la question du génocide. Il règne la plus grande confusion à son propos. Le génocide, surtout avec la charge morale qui le connote, est un cas typique de ces concepts-fatras qui, échafaudés à la fin de Seconde Guerre mondiale, laissent échapper l’objet d’histoire qu’ils prétendent dire. Aussi, importe-t-il, en serrant l’événement historique au plus près, de bien le différencier de ce qu’il n’est pas. Tout autant, il importe de ne pas laisser le discours sur le pourquoi se déconnecter de l’histoire dont il entend dire le sens.

Cette élucidation critique du génocide doit beaucoup à l’enseignement que je dispense sur les questions d’histoire de l’antisémitisme et du génocide à l’Institut d’Etudes du Judaïsme, près de l’Université libre de Bruxelles. Plutôt que d’en rester à des généralités, je me suis imposé d’initier mes étudiants à la critique historique des sources documentaires de ces notions d’histoire. Il m’a donc fallu aller moi-même au charbon et travailler ces questions sur pièces.

Dans mes recherches pour L’Étoile et le Fusil, je n’avais fait ce travail qu’à propos de la situation…en Belgique. Je n’avais pas suivi les déportés au-delà. J’avais tout au plus repéré les traces d’époque de ce que j’ai appelé la “rumeur du génocide”, c'est-à-dire les échos qui en parvenaient dans le pays occupé. On verra dans la deuxième partie de ce livre-ci que la connaissance du sens réel de l’histoire en cours n’a nullement déterminé les comportements. Le chapitre sur l’extermination des déportés juifs n’avait donc pas sa place dans l’histoire de leur persécution et de leur déportation au départ de la Belgique.

Ce chapitre qui n’est donc pas manquant a donné lieu à un autre livre, Les yeux du témoin et le regard du borgne. Son sous-titre L’histoire face au révisionnisme signifie que j’y étudie les sources documentaires du génocide des Juifs de Belgique, et plus particulièrement le journal d’un médecin SS d’Auschwitz. Cette pièce d’archives nazies a été au centre des polémiques du négationnisme, mais on n’avait pas aperçu qu’elle était un témoignage d’époque sur la disparition des déportés juifs d’Europe occidentale à leur arrivée à Auschwitz-Birkenau.

Les ressources d’une telle lecture critique des archives du génocide m’ont incité à les exploiter à l’intention des étudiants et des auditeurs qui suivent mon cours à l’Institut d’Etudes du Judaïsme, L’intérêt qu’ils ont manifesté est à l’origine de plusieurs des textes publiés dans cette dernière partie d’un pays occupé et ses Juifs.


[1]. E. NOLTE, “Un passé qui ne veut pas passer”,  in Devant l'Histoire, Les documents de la controverse sur la singularité de l'extermination des Juifs par le régime nazi, Cerf, 1988, pp.29-35.
[2] . Voir H. ROUSSO, Le Syndrome de Vichy.1944-198..., Paris, 1987; E. CONAN et H. ROUSSO, Vichy, un passé qui ne passe pas, Fayard, Paris, 1994; H. ROUSSO et Ph. PETIT, La Hantise du passé, Textuel, 1998.             
[3]. L. HUYSE ET S. DHONDT, La répression des collaborations 1943-1952, un passé toujours présent, Ed. du Crisp, Bruxelles, 1993.
[4] . “Chirac entend assumer les crimes de Vichy”, in Le Soir, 17 juillet 1995, p.9.
[5] . R. HILBERG, Exécuteurs, victimes, témoins, La catastrophe juive, 1933-1945, Gallimard, Paris, 1994.
[6] . I. KERSHAW, L'opinion allemande sous le nazisme, Bavière 1933-1945, CNRS Editions, Paris, 1995, p.245
[7] . P. ROBERT-DIARD, "Philippe Séguin se distingue de Jacques Chirac au sujet de Vichy", in Le Monde, 21.10.98.
[8] . M. STEINBERG, "Carte blanche, Et ces heures sombres de notre histoire?", in Le Soir, 16 août 1995