1. Avant-propos : Et "ces heures sombres de notre histoire"? |
En Allemagne, on parle d’un “passé
qui ne veut pas passer” et on en parle plutôt dans
l’intention de relativiser, sinon de banaliser l’extermination des
Juifs perpétrée par les nazis pendant Dans Le cas belge s’y prête bien
puisque, comme je l’ai démontré dans Ce tableau à double entrée ne convenait pas, avec ses teintes en grisaille, au temps où il était publié. La mémoire collective qui au demeurant n’aime pas les demi-teintes ne construit jamais sa relation au passé en fonction des acquis de la recherche historique. Elle se nourrit des enjeux de son présent et les résultats du travail des historiens y trouvent place s’ils servent son propos, en l’occurrence sa bonne conscience. Dans ce pays, les autorités, ministres et parlementaires, qu’ils soient francophones ou néerlandophones, font ainsi volontiers le pèlerinage d’Auschwitz, accompagnés de dirigeants communautaires juifs et pour entendre sur place les derniers témoins. C’est au retour de leur voyage de mars 1995 que les parlementaires, adoptant une loi anti-négationniste, décident d’instaurer la commémoration annuelle du génocide, le ... 8 mai! Pourtant, le discours commémoratif du “plus jamais ça” prononcé dans ces circonstances fait l’impasse sur “ces heures sombres de notre histoire”. Ce propos qui pose la question de
la responsabilité reste une exclusivité française. On a même pu
penser en 1995 qu’il allait lever définitivement l’hypothèque de
Vichy sur la relation de Cette déclaration, quels que
soient les remous qu’elle provoque à retardement au début du procès
Papon deux ans après, est historique. C’est la première fois - à
l’exception de l’Allemagne - qu’un chef d’État reconnaît une
responsabilité de son pays dans la déportation et l'extermination de
ses Juifs. Le fait consacre, dans les années ’90, une mutation en
cours dans la mémoire. Avec retard sur la recherche historique, elle
commence de s’interroger sur la responsabilité de ce que
j’appellerais le ‘troisième homme’, le troisième acteur de
l’histoire, celui qui, ni bourreau, ni victime, a permis qu’elle
s’accomplisse. C’est le “bystander”, le témoin, le spectateur, pour reprendre les catégories
de Raul Hilberg, dans l’essai qu’il publie en guise de conclusion
à son maître-ouvrage sur La
destruction des Juifs d’Europe[5]. A la différence de la mémoire,
la recherche historique ne s’est pas bornée à une relation linéaire
du bourreau et de la victime. Elle s’est aussi attachée à un
troisième acteur, les sociétés d’où les nazis entendaient
extirper les Juifs et dont le comportement a aussi été déterminant.
Souvent, en particulier en Europe occidentale, le bourreau n’a pu
atteindre sa victime que grâce à ce relais. Comme l'écrit
l’historien Ian Kershaw dans une conclusion relative à
l’Allemagne, mais qui, dans sa référence symbolique, a valeur
d’un aphorisme de portée même universelle, “si elle fut le fruit de la haine, la route d’Auschwitz est pavée
d’indifférence”[6]. Cette question du troisième
homme, nouveau paramètre de la mémoire, s’est trouvée au centre
de ses débats, avec le procès de l’ancien secrétaire général de
la préfecture de * On s’est même demandé, à
l’occasion du procès français, s’il n’y avait pas de Papon
ailleurs. Un journal français, Libération,
m’a posé la question, en octobre J’avais pensé, après la déclaration
de Jacques Chirac en 1995, que Le retentissement du procès Papon a ainsi bien mieux fait passer l’idée d’une implication du pays occupé, de ses institutions, et notamment de ses forces de police, dans la persécution des Juifs par les nazis. Cette curiosité nouvelle porte aussi la marque de son temps. La mémoire qui, à la différence de l’histoire, est toujours un regard d’aujourd’hui sur hier, se pose, à un demi-siècle de distance, des questions que n’avaient pas voulu soulever les générations qui avaient une expérience personnelle de cette période. Et ce regard rétrospectif des nouvelles générations revisite la question des responsabilités historiques dans un temps où, dans le désenchantement des idéologies et le retour aux Droits de l'Homme, l’opinion s’interroge sur la passivité - et sur leur responsabilité - des États et de l’ONU face au massacre des Tutsi au Rwanda et au “nettoyage ethnique” en ex-Yougoslavie. Les excuses du président Clinton à Kigali, le 25 mars 1998, pour avoir tardé à reconnaître le génocide, les commissions d’enquête ou d’information en Belgique et en France mettent en cause la responsabilité des États face aux situations extrêmes dont ils ne sont pas les auteurs, mais que désormais le droit humanitaire international oblige à prévenir. * Ce livre sur Un pays occupé et ses Juifs vient ainsi à son heure. Il n’a cependant pas été écrit pour les circonstances de sa publication. Il réunit diverses études et articles qui, le plus souvent à la suite de colloques scientifiques, ont paru, dispersés, dans des ouvrages collectifs et des revues. Chaque texte, écrit pour lui-même, peut donc se lire séparément. Mais il ne présente toujours qu’un aspect de la question. Le lecteur intéressé voulait en savoir plus. Leur publication dans ce livre donne une vue d’ensemble. Elle s’organise en trois parties. La première, La question juive: de l’occupant à l’occupé, justifie dans son
premier texte réécrit pour cette occasion le sous-titre du livre: Belgique
entre France et Pays-Bas. Comme on le lira à plusieurs reprises,
le cas belge est exemplaire dans la mesure où, comme dans la géographie,
il se situe à mi-chemin au plan de la solution finale et de son bilan
à l’Ouest de l’Europe. Je n’avais pas pris en compte cette
dimension ouest-européenne dans la série de L’Étoile
et le Fusil. Le retard de l’historiographie sur la question
juive en Belgique imposait d’abord d’établir les faits avant de
s’engager dans cette lecture comparatiste que j’ai développée
depuis. Comme on le verra, je me suis surtout attaché au cas de La deuxième partie Entre l’histoire et la mémoire intègre aussi cette comparaison
avec La troisième partie dépiste la même tension dans la question du génocide. Il règne la plus grande confusion à son propos. Le génocide, surtout avec la charge morale qui le connote, est un cas typique de ces concepts-fatras qui, échafaudés à la fin de Seconde Guerre mondiale, laissent échapper l’objet d’histoire qu’ils prétendent dire. Aussi, importe-t-il, en serrant l’événement historique au plus près, de bien le différencier de ce qu’il n’est pas. Tout autant, il importe de ne pas laisser le discours sur le pourquoi se déconnecter de l’histoire dont il entend dire le sens. Cette élucidation critique du génocide doit beaucoup à l’enseignement que je dispense sur les questions d’histoire de l’antisémitisme et du génocide à l’Institut d’Etudes du Judaïsme, près de l’Université libre de Bruxelles. Plutôt que d’en rester à des généralités, je me suis imposé d’initier mes étudiants à la critique historique des sources documentaires de ces notions d’histoire. Il m’a donc fallu aller moi-même au charbon et travailler ces questions sur pièces. Dans mes
recherches pour L’Étoile et
le Fusil, je n’avais fait ce travail qu’à propos de la
situation…en Belgique. Je n’avais pas suivi les déportés au-delà.
J’avais tout au plus repéré les traces d’époque de ce que
j’ai appelé la “rumeur du génocide”,
c'est-à-dire les échos qui en parvenaient dans le pays occupé. On
verra dans la deuxième partie de ce livre-ci que la connaissance du
sens réel de l’histoire en cours n’a nullement déterminé les
comportements. Le chapitre sur l’extermination des déportés juifs
n’avait donc pas sa place dans l’histoire de leur persécution et
de leur déportation au départ de Ce chapitre qui n’est donc pas manquant a donné lieu à un autre livre, Les yeux du témoin et le regard du borgne. Son sous-titre L’histoire face au révisionnisme signifie que j’y étudie les sources documentaires du génocide des Juifs de Belgique, et plus particulièrement le journal d’un médecin SS d’Auschwitz. Cette pièce d’archives nazies a été au centre des polémiques du négationnisme, mais on n’avait pas aperçu qu’elle était un témoignage d’époque sur la disparition des déportés juifs d’Europe occidentale à leur arrivée à Auschwitz-Birkenau. Les ressources d’une telle lecture critique des archives du génocide m’ont incité à les exploiter à l’intention des étudiants et des auditeurs qui suivent mon cours à l’Institut d’Etudes du Judaïsme, L’intérêt qu’ils ont manifesté est à l’origine de plusieurs des textes publiés dans cette dernière partie d’un pays occupé et ses Juifs. [1].
E. NOLTE, “Un passé qui ne veut pas passer”, in Devant l'Histoire, Les documents de la controverse sur la singularité
de l'extermination des Juifs par le régime nazi, Cerf, 1988,
pp.29-35. |