2. la solution finale à l'Ouest: d’un paradoxe français à un mi-chemin belge! |
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2.1 Un paramètre à trois variables*La toute première source
d'archives relatives à la question juive à l'Ouest fournit d'emblée
une clef de lecture de Une lecture des persécutions et spécialement des déportations juives qui privilégie le sens de l'opportunité de leurs auteurs a l'avantage d'introduire un facteur dynamique dans la compréhension de la politique ‘juive’. A l'Ouest, l'histoire de la solution finale ne se réduit pas - et certainement pas en Belgique[2] - à un processus linéaire dont le pouvoir allemand aurait conservé l'entière maîtrise tout au long de son déploiement. D'emblée, le contexte en hypothèque le déroulement. La détermination allemande à poser la question juive et à la résoudre ne suffit pas à rendre compte de l'événement dans sa totalité. Le paramètre qui en saisit le ressort est obligatoirement tripolaire. Il comprend, outre la variable allemande elle-même composite, la société où la solution finale s'est appliquée et les Juifs qu'elle a concernés. L'événement s'articule entre ces trois pôles: chacun interfère et c'est leur interaction qui le produit, dans chaque cas, avec ses caractéristiques particulières. Cette lecture globale et dynamique commande l'analyse et l'interprétation des comportements de chacun des acteurs. On s’intéressera surtout ici au premier pôle, au pouvoir d’occupation dont le sens de l'opportunité indique justement qu'il a, quant à lui, pratiqué cette approche globale du champ occidental dans le traitement de la question juive. C’est sa responsabilité particulière dans l'action antijuive. L'initiative de la politique antijuive, la définition de ses objectifs et l'élaboration de ses modalités - en somme sa cohérence interne et sa conformité - relèvent des instances centrales du IIIe Reich. Il incombe aux autorités allemandes du territoire occupé d'y mettre en oeuvre des mesures conçues et programmées ailleurs. L'administration militaire en Belgique le dit fort bien dans son rapport final: son action antijuive procédait tout autant de "l'optique national-socialiste face à la question juive" que du "désir d'unifier les mesures d'application dans le Reich et dans les territoires occupés"[3]. Cette synchronisation s’opère à l’Ouest dans le cadre d’un plan sectoriel s’appliquant à l'ensemble des Juifs de la région. On apercevra ici combien il importe de prendre en compte cette dimension occidentale pour apprécier la mise en œuvre du même plan dans chacun des pays. 2.2 Un parallélisme remarquableL’historiographie n’a guère
retenu cette façon d’étudier l’action antijuive de l’occupant
d’un point de vue ‘occidental’ . Elle n’a envisagé cette
dimension que sous un angle géographique et dans la perspective où se
situait “la solution finale de
la question juive en Europe”, comme elle avait été annoncée à
la conférence de Wannsee, le 20 janvier 1942. Dans cette approche,
l’Europe occidentale est seulement la partie occidentale du continent
qu’on parcourt, en arc de cercle, de Une dimension occidentale commune
aux trois pays, envahis le 10 mai 1940 dans un même mouvement, n’est
cependant pas un artifice d’une historiographie en mal de comparaison.
Le détour est obligé dans la question juive. On l’aperçoit en
filigrane justement à cette conférence de Wannsee où il est annoncé
que sa “solution finale […]
devra être appliquée à environ 11 millions de personnes”. Leur
répartition par pays amène à s’interroger sur le cas particulier de
l’Ouest. Dans cette statistique, le service antijuif du
lieutenant-colonel SS Adolf Eichmann à Dans un tel scénario où
l’imaginaire fait violence à la réalité, le dispositif antijuif mis
en place à l’Ouest vise en premier lieu les Juifs de France et, dans
la foulée, englobe ceux, voisins, de Belgique et des Pays-Bas. Leur élimination
de la vie publique, économique, culturelle et sociale, puis leur déportation
vers l'Est se déroulent avec une symétrie et dans une simultanéité
remarquables. C'est, en même temps, que la question juive est posée à
l'automne 1940, dans chacun des trois pays. Les premières “mesures
contre les Juifs comme telles et uniquement contre les Juifs”[9]
sont décrétées en France le 27 septembre. Les légistes de
l’administration militaire d’occupation, mal à l’aise avec le
prescrit de la convention de “Le
prochain pas à accomplir serait leur évacuation de Belgique qui ne
peut être décidée d'ici, mais par les services compétents du Reich
dans le cadre des plans généraux", annonce le 15 juin le
pouvoir allemand à Bruxelles dans le secret de sa correspondance avec
Berlin, constatant que sa tâche législative est “terminée”[10].
Les militaires allemands dans la capitale belge ne le savent encore,
mais la décision de franchir ce “pas”
vient d’être communiquée à l’officier SS en charge des affaires
juives à Bruxelles. Eichmann, l'homme des "évacuations"
juives à l'Office Central de 2.3 Des contrastes flagrantsCe parallélisme dans la solution finale à l'Ouest n'exclut pas de réelles différences, même des contrastes bien marqués entre ces trois pays. La disparité est tout à fait flagrante dans le bilan ultime. Après le départ des derniers convois juifs de l'Ouest deux ans plus tard, le résultat n'a plus aucune commune mesure d'un pays à l'autre.
Les trois quarts des Juifs des Pays-Bas, environ ont été acheminés vers les centres d'extermination d'Auschwitz et de Sobibor: quelque 110.000 sur une population d'environ 140.000[14]. A l'inverse, c'est seulement - si l'on ose dire - un quart des Juifs de France qui ont été déportés, le plus souvent vers Auschwitz, mais aussi vers Sobibor et Maïdanek: au total 75.000[15] sur une population de 300.000 environ. Le cas belge, lui, se situe à mi-chemin. Près d'un Juif sur deux y a pris le chemin d'Auschwitz: 25.000 sur 56.000. D'un pays à l'autre, la solution finale a, chaque fois, doublé son rendement. En France, le résultat peut osciller de 21[16] à 27 % selon la référence statistique[17]. Il est passé à 43 % en Belgique. Et il a grimpé à 80% aux Pays-Bas. Dans ces écarts, seul le cas
belge, avec son mi-chemin, correspond à la moyenne ouest-européenne.
Dans l’ensemble des trois pays, c'est effectivement près d'un Juif
sur deux - 218.000 sur un demi-million - qui a été déporté. En
revanche, la tension est extrême entre les scores ‘français’ et
‘néerlandais’ et, plus encore, si l’on évalue le résultat final
dans son rapport aux statistiques imaginaires du fantasme antisémite.
On peut alors parler d’une véritable anomalie française. La médiocrité
du résultat dans le pays le plus peuplé en Juifs à l’Ouest est réellement
paradoxale[18].
Même en chiffres absolus, Dans ce rapport, les services
allemands s’avèrent bien plus efficaces en Belgique qu'en France. En
proportion, le score ‘belge’ multipliant par deux le résultat
‘français’, crédite les militaires allemands en poste dans la
capitale belge d'un sens bien plus poussé de l'opportunité que leurs
collègues de Paris: c’est que leur bilan réduit de moitié la
distance entre L’excellence du résultat
‘hollandais’ ne signifie nullement que le facteur déterminant de ce
radicalisme dans 2.4 Le radicalisme ‘néerlandais’Le régime d’occupation ne rend compte des différences qu’au second degré. C’est la politique générale d’occupation qui se prête à une telle radicalité antijuive dans un territoire de langue germanique laissé aux mains d’une ‘maffia’ de nazis autrichiens préparant son Anschluss à terme dans le Grand Reich allemand. Dans l'indécision régnant sur le “nouvel ordre” territorial en Europe[19], cette mainmise des Autrichiens de l'Anschluss sur le Commissariat du Reich pour les territoires néerlandais occupés, ainsi que sur ses services policiers, signifiait la détermination de gagner à tout prix ce peuple germanique aux idées national-socialistes. L'action antijuive la plus radicale sert ici les objectifs à long terme poursuivis dans l'occupation. Aussi, s’il ne fut pas la première
instance allemande à l'Ouest à prendre des mesures à l’encontre des
Juifs comme tels, le commissariat du Reich aux Pays-Bas ne se laissa
plus surclasser par les administrations militaires en poste en France et
en Belgique. Le mouvement lancé, A Si les hommes de Himmler aux
Pays-Bas peuvent ainsi donner la pleine mesure de leur efficacité
antijuive, c’est précisément parce que le pouvoir de tutelle
auxquels ils demeurent soumis, comme dans les autres territoires occupés,
leur laisse la bride sur le cou dans une action juive qui convient à sa
politique générale. Les structures d’une administration civile sont
certes aussi plus propices à l’intervention d’une police politique
qui n’en est pas une instance extérieure, comme dans les territoires
administrés par l’armée. Le Commissariat du Reich aux Pays-Bas
comporte, dès son installation fin mai 1940, un chef supérieur de 2.5 La police SS et la “direction des affaires juives”Tenus à plus de circonspection
dans les territoires administrés par l’armée, les officiers SS y
revendiquent seulement pour le “délégué
du chef de la police de sécurité [...] pour En Belgique, au printemps 1942,
l’administration militaire a tout au plus toléré que l’homme de
Himmler - le général SS Richard Juncglaus - arrivé dans la capitale
belge pour occuper la fonction de chef supérieur de Dans cette affaire
‘parisienne’, il est flagrant que les agents de Cette structure de la police
politique englobant les deux pays occupés ne correspond à aucune
juridiction militaire: débordant le ressort territorial de chaque
commandant militaire, elle a été introduite, à l'automne 1940, à défaut
de pouvoir installer, dès ce premier temps, des chefs supérieurs de Si elle n'a pas entraîné au
printemps 1941un conflit de compétences d'une telle gravité en
Belgique occupée, la mauvaise humeur de l'administration militaire à
l’encontre des instances politiques se manifeste, comme dans le cas de
Paris quelques mois plus tard, après une affaire des synagogues à
Anvers. Ici, l'initiative intempestive n’émane sans doute pas des
agents de Cette tension procède du Führerprinzip, du principe du chef qui organise la relation
d’autorité entre les différentes instances du Reich opérant dans
les territoires occupés. Générée par le mode de gouvernement hitlérien,
elle ne saurait, dans le cas belge, argumenter à rebours de
l’histoire une prétendue “opposition”
du commandant militaire du territoire à une solution finale présentée
comme “un projet SS irritant”[32].
Le général Alexander von Falkenhausen “était
antinazi”, a-t-on souligné, en lui prêtant un rôle qui n'a pas
été le sien. Son collègue de France, le général Karl-Heinrich von
Stülpnagel, venu du Front de l'Est remplacer son cousin Otto von Stülpnagel
en L'un et l'autre n'ont pas été
pour autant moins répressifs dans le gouvernement de leur territoire
et, à cet égard, A cet égard, tout au moins dans la répression et dans sa dimension antisémite, les militaires en France n’ont pas de leçon à recevoir des politiques du Commissariat du Reich aux Pays-Bas. 2.6 Les Juifs dans les représaillesC’est cependant
l’administration civile pour les territoires néerlandais occupés
qui, la première à l’Ouest, introduit, en février 1941, la cible
juive dans la répression en raison même de la vive opposition à
laquelle se heurte dans le pays l’antisémitisme virulent qu’elle
favorise. Les descentes furieuses des miliciens du Mouvement
National-Socialiste Néerlandais sur le quartier juif d'Amsterdam
suscitent une réelle hostilité dans cette population où se mêle un
prolétariat juif bien intégré dans la classe ouvrière
amstellodamoise. Le 11 février, dans un nouvel assaut, des coups de feu
blessent à mort l’un des hommes de main d’Anton Mussert. Dès son décès,
le chef supérieur de Les Juifs dont on apprend, ce 25 février, l'imminente déportation, ont été arrêtés, dès le lendemain de l’incident. Pendant deux jours, les 22 et 23 février, la police allemande traque les Juifs “âgés de 20 à 35 ans” dans le quartier juif d'Amsterdam. La chasse à l'homme porte à son comble l'exaspération de la classe ouvrière néerlandaise. Les représailles du 25 février répondent à la grève que les cheminots de la ville viennent d’entamer. Elle s'étend dans la journée et, le lendemain, elle se généralise, donnant lieu à des affrontements même meurtriers avec les forces de l'ordre. Il y a 8 tués parmi les manifestants et 17 “meneurs” seront fusillés, par après. Le mouvement, absolument exceptionnel dans l'Europe de la solution finale, a pris au dépourvu l'administration civile. Dépassée, il lui a fallu même faire appel à ... l'armée qui met la province Hollande du Nord en état de siège jusqu'au 8 mars. La déportation dès février 1941 de 400 Juifs des Pays-Bas à Buchenwald - ils seront très vite transférés à Mauthausen où la plupart périront - n’anticipe pas, avec plus d'une année d'avance, l’“évacuation” de Juifs de l'Ouest[37]. Elle est décidée dans le cadre de représailles et ne procède pas des “plans généraux d’évacuation”. Hors programme de la solution finale, elle donne toute au plus la mesure des initiatives locales. Les premières
déportations de Juifs de France, tout autant motivées par la répression,
sont bien plus massives qu’aux Pays-Bas et, à cet égard,
s’inscrivent davantage dans le programme d’“évacuation”
des Juifs des territoires de l’Ouest. Ordonnant le 14 décembre Prises au dépourvu, les autorités
allemandes en France doivent donc attendre plus de trois mois pour qu'un
premier convoi de 1.112 d'internés juifs à Compiègne et à Drancy
puisse enfin quitter, le 27 mars, leur territoire pour Auschwitz[39].
A Berlin, l'Office Central de 2.7 Les travailleurs obligatoires juifs du Mur AtlantiqueDe Belgique, du moins du ressort territorial du Commandement militaire en Belgique et dans le Nord - l’autorité du général von Flakenhausen s’étend, en effet, jusqu’aux départements du Nord, et notamment jusque à la zone côtière - aucune déportation de Juifs en tant que tels ne survient avant l’été 1942. Dans ce territoire, l’autorité d’occupation s’en tient à cette doctrine que “la question de l'évacuation des Juifs ne peut être réglée que d'une façon centrale et planifiée”[42]. L'administration militaire à Bruxelles s'était montrée des plus critiques, au printemps 1941, à l'encontre des agissements “inutile[s] et stupide[s” de “différents services” allemands qui, “à l'intérieur des territoires occupés, [...] se débarrassent mutuellement des Juifs par delà les frontières". Excédée des “actions” sauvages “d'évacuation”, elle visait notamment l’expulsion dans son territoire des Juifs du Grand Duché du Luxembourg incorporé au Grand Reich allemand depuis mai 1940. Le racisme
en douceur des militaires de la capitale belge ne les portait pas non
plus à des mesures spectaculaires attirant l’attention du pays occupé
sur leur politique à l’encontre des Juifs. Tout autant, leur
politique de répression, plus sélective que dans les territoires
voisins, ne se prête pas à des représailles massives dont les Juifs
du pays pourraient fournir opportunément leur contingent de victimes.
En contrepartie, ils conviennent parfaitement pour entamer la délicate
question du travail obligatoire dans ce territoire d’où
l’Allemagne, alors impériale, a déporté un demi million de
travailleurs pendant En moins de deux mois, le “désenjuivement de l'économie”, préparé en 1941 et déclenché au printemps 1942, multiplie le nombre d’“asociaux” dans cette population juive qui désormais "n'[a] plus que des moyens limités d'existence"[45]. Interdits d'activité professionnelle, un tiers des Juifs du pays se retrouvèrent sans revenus. Quelque 7.500 affaires industrielles et commerciales que le statut des Juifs a permis d’identifier sont sommées de se liquider et, selon leur chiffre d’affaires, de livrer leur stock aux offices économiques belges. L’“aryanisation” n’est pourtant pas la bonne affaire escomptée. Ces Juifs décidément ne répondent pas, dans le cas belge, aux attentes du mythe antisémite. Ils sont, au contraire, de conditions modestes, très souvent pauvres, sinon misérables. Dépités, les services économiques allemands ont aperçu, dès 1941, que les “objectifs” du “désenjuivement” sont “relativement peu significatifs”[46]. Ces affaires juives sont “en majeure partie [...] des exploitations d'importance moyenne, minime ou très minime”, pour tout dire, le plus souvent des entreprises familiales au sens où leur personnel se réduit aux membres de la famille et à ses alliés. Elles ne sont, de l'aveu navré de l'occupant[47], intéressantes “ni pour l'économie belge, ni pour l'économie de guerre allemande”[48]. Surtout, elles ne laissent guère d'espace pour une pénétration du capital allemand dans l’économie belge. L'avantage de cette spoliation est politique: l'opération, conçue dans le cadre de la solution finale, brise net, tout au moins pour une partie des Juifs de la solution finale, leur assise déjà fragile dans la vie économique et sociale du pays. Elle annonce “le prochain à accomplir”. Mais dans l’attente de la décision de Berlin sur l’“évacuation” des Juifs, “l'administration militaire veillera à ce que les Juifs aptes au travail soient employés utilement à des activités de guerre importantes”, dit son rapport d’activité, en juin 1942. Leur déportation vers les camps de
travail du Mur de l’Atlantique s’étale sur tout l’été 1942, se
confondant à partir du mois d’août avec une autre “mise
au travail”, la déportation en masse des Juifs vers l’Est. Dans
le cas du Nord de A la différence de leurs collègues
de Paris, les militaires de la capitale belge, attentifs aux répercussions
de cette “évacuation” sur
leur politique générale d’occupation, et plus particulièrement sur
leur relation avec les autorités belges, contrôlent les agissements de
la police politique dans cette “action
Est” dont l’exécution lui incombe. Au plus fort des déportations,
à la fin de l’été 1942, le général SS Reeder ne manquera pas de
convoquer le major SS Ernst Ehlers, le délégué du chef de la police
de sécurité du Reich en Belgique et au Nord de Dès le début de juillet, alors
que la déportation des travailleurs obligatoires juifs dans le Nord de On notera ici que l'homme qui alors
‘résiste’ à Himmler - si l'on veut recourir à ce discours
anachronique - n'est pas le général baron von Falkenhausen, opposant
velléitaire, mais bel et bien un général de brigade SS. Reeder l'est
à titre honorifique, mais il n'est nullement l'instrument de 2.8 Le paradoxe xénophobe de l'évacuation”Dans
ces deux territoires administrés par l’armée, Cette
entame xénophobe, inspirée par le diplomate en poste à Paris et
soutenue, dans une autre version, par son collègue à Bruxelles,
n’est pas retenue aux Pays-Bas. Dans leur radicalisme, les Autrichiens
de l’administration civile ne sont pas accessibles à la suggestion du
Ministère des Affaires étrangères du Reich qui, par raison
diplomatique, préfère lui aussi commencer l’action par les Juifs
apatrides. Ils sont près de 25.000 dans ce pays, alors que le quota de
déportation imparti à l’officier SS des affaires juives à En
France et en Belgique, où la répartition des nationalités dans la
population juive se prête bien mieux - et tout particulièrement dans
le cas belge - à une entame xénophobe, cette opportunité aura un tel
impact sur l’“évacuation”
qu’elle imprimera à l’événement historique ses traits définitifs.
L’incorporation ultérieure des citoyens juifs dans les convois de déportation
ne rectifiera pas l’allure générale, même dans le cas de La
répartition des déportés en citoyens et en étrangers ne reproduit
en aucune "façon" leur distribution dans la population juive en France.
Les étrangers qui comptent pour moins de la moitié des Juifs du pays, constituent l'essentiel du contingent déporté, ses deux tiers! A cet égard, le cas français n'est plus aussi différent du cas belge que le bilan global le laisse penser. Les officiers SS en France, se rabattant sur les Juifs étrangers par opportunité politico-policière, n'ont nullement été moins efficaces que leurs collègues en Belgique. Ils ont réussi à s'emparer de 43 % des Juifs de nationalité non française. Ces Juifs étrangers ont été tout aussi vulnérables et dans la même proportion en France qu'en Belgique. Dans ce dernier territoire, les ravages de la solution finale se chiffrent précisément à ... 45 %. L'immunisation des citoyens juifs pendant la première année des déportations n'y a pratiquement pas d'impact sur l'allure d’ensemble de la solution finale.
Comme l'administration militaire et la police politique s'empressent, dès le 13 juillet 1942, de le faire remarquer à un autre service allemand impliqué dans "l'action imminente", mais décontenancé face à cette tolérance imprévue, l'exemption temporaire des citoyens belges n'empêche en rien que “la grande majorité des Juifs vivant ici serait atteinte”[59]. Ils sont essentiellement des étrangers, le plus souvent des immigrés arrivés de l'Est européen dans l'entre-deux guerres ou encore, dans les dernières années ’30, des réfugiés du Grand Reich. Les citoyens juifs y interviennent à peine pour 6 ou 7 %. Étant donné ce nombre minime, leur incorporation dans les convois n'inversera point l'allure générale des déportations. En fait, la plupart seront déportés, en septembre 1943 en un seul convoi, le XXII B, (B comme Belgische Juden). Mais leur immunisation pendant plus d’une année "pour des raisons politiques", insistera Reeder lorsque la concession qu’il avait obtenue personnellement d’Himmler est sur le point d’être levée[60], lui a permis "d'éviter une aggravation de la situation générale"[61] dans le territoire dont il est responsable de son administration. Dans son jeu, la carte ‘belge’ du moindre mal est un maître-atout. 2.9 Le moindre mal ‘belge’Sa
politique constante est de ménager les autorités belges dont la
participation, la “collaboration loyale”[62],
est indispensable à l'administration du pays occupé. En l'absence du
gouvernement belge réfugié à Londres, les secrétaires généraux des
ministères, même infiltrés de l’un ou l’autre de ses partisans,
ne se sont pas, en tant qu'institution, ralliés à l'Ordre nouveau.
D'emblée, les militaires allemands ont adapté leur politique
‘juive’ aux dispositions de l'appareil d'état belge. Ils lui ont aménagé,
dès l'automne 1940, un espace pour ses "scrupules
constitutionnels" dans la question juive[63].
Les Allemands ont accepté que les Belges s'en tiennent, dans cette matière
scabreuse, à l’“exécution
passive" de leurs ordonnances antisémites[64].
Le sens de l'opportunité commande de prévenir toute crise politique
dans cette matière juive contraire aux lois et à la constitution du
peuple belge. "Dans les
mesures prises", expliquent les militaires de Bruxelles aux
politiques de Significativement,
le projet inspiré par des services politiques allemands - le parti et
la police SS - d'instaurer en 1941 un Commissariat Royal aux Questions
Juives n'aboutit pas[66].
En France, le Commissariat Général - cet "office central juif" conçu par l'officier SS compétent[67]
- peut être implanté dans l'appareil d'un "Etat français" où la révolution nationale avait introduit un
antisémitisme légal de facture autochtone. En Belgique, il n’y a pas
d’autre possibilité que d’installer un ersatz, une Centrale
antijuive de Flandre et de Wallonie qui reste une émanation de Dans
la persécution raciale, les commissaires de Ce
pragmatisme explique le retard de Bruxelles sur Paris et Les
deux razzias nocturnes de la police anversoise dans la deuxième
quinzaine d'août font, toute proportion gardée, autant de ravages que
la grande rafle parisienne: dans une population juive sept fois moins
nombreuse qu'à Paris, les policiers anversois arrêtent en deux nuits
sept fois moins de Juifs que leurs collègues parisiens mobilisés
pendant deux jours[68].
En Belgique toutefois, cette collaboration est absolument
exceptionnelle. Quoique cette réquisition des forces belges ait permis
de rassembler 12% des Juifs déportés de son ressort territorial,
l’autorité militaire ne se prive pas de reprocher à la police SS ce
grave manquement à ses engagements, en raison “des
conséquences fâcheuses” qu’il risquait d’entraîner “sur
le plan politique”
[69].
Il était crucial, pour l’administration militaire, de passer le cap délicat
de la déportation des Juifs sans crise politique avec les autorités
belges. Dans ce territoire, il ne fallait pas que l'“évacuation” provoque “trop
de sensation dans” ce que l'occupant considère comme "l'opinion
belge"[70],
à savoir les milieux officiels. Pressentant, dès qu’il fut informé
du programme des policiers SS opérant dans son territoire, que les
autorités belges n’interviendraient qu’en faveur de leurs
compatriotes juifs, il leur ménagea, avec un art consommé de la
manoeuvre, l’espace de moindre mal qui leur convenait. Et, à toutes
leurs interventions, il leur servira son atout ‘belge’, leur
laissant croire qu’en raison même de leur discrétion, elles
obtiennent la protection de leurs citoyens juifs. A la fin de l’été,
Reeder a tout lieu d’être satisfait que “les
représentants du ministère de la justice et des autres institutions
belges ont toujours déclaré qu'ils ne voulaient s'occuper que des
Juifs de nationalité belge”[71].
Même l'Eglise - à la différence de l'épiscopat néerlandais et, qui
plus est, français - s'abstient d'élever une “protestation contre le sort fait aux Juifs [...] parce que les Allemands
ont déclaré ne vouloir s'occuper que des Juifs allemands, visant par
ce terme les Juifs de Désamorcée, la crise redoutée n’éclate même pas un an plus tard, quand, sous la pression de Berlin, y compris d'Himmler en personne, Reeder doit lever l’immunité des Juifs belges arrivée à échéance. Acculé, le chef de l’administration militaire laisse son supérieur, Von Falkenhausen livrer lui-même à la police SS le millier de ressortissants belges arrêtés dans la nuit du 3 au 4 septembre 1943, simultanément à Bruxelles et à Anvers et déportés, la plupart, par le convoi XXII B du 20 septembre. Pusillanime et velléitaire, le collège des secrétaires généraux des ministères belges attend encore jusqu’au début d’octobre pour enfin réagir. D’une excessive discrétion - elle ne fait pas événement - leur lettre au général von Falkenhausen ne manque pas de rappeler leur “lourde responsabilité” dans “l’administration du pays […] eu égard aux circonstances difficiles créées par l'occupation du territoire” et s’autorise de ce rôle pour “élever une protestation contre des mesures qui méconnaissent à la fois les principes les plus sacrés du droit et le respect dû à la liberté humaine”. Alors qu’à cette date plus de 22.000 Juifs étrangers ont déjà été déports, cette “protestation" des autorités nationales se limite à “attirer l'attention" du commandant militaire allemand “sur la pénible impression ressentie par les autorités et la population belge à l'occasion des mesures qui frappent certains de [leurs] concitoyens”. Aussi, les secrétaires généraux prient-ils l’autorité d’occupation de s’“entremettre pour qu'il soit mit fin a une situation qui lèse à la fois les règles les plus impératives du droit et les sentiments les plus élémentaires d'humanité”[73]. L'administration militaire qui a pris l'exacte mesure de la politique de moindre mal des autorités belges ne s’en inquiète pas outre mesure. Saisissant toute opportunité, elle a déjà aménagé un autre espace de moindre mal, plus étriqué que la protection des citoyens belges sur le point d’être levée, mais qui, tel quel, suffit à apaiser la pusillanimité des autorités belges[74]. A son initiative, "à la demande de l'administration militaire"[75], fit savoir l'officier SS des affaires juives dès le printemps 1943, des centres d'hébergement seront installés après une vaine démarche du secrétaire général du ministère de la justice en faveur des enfants et des vieillards. Tandis que les convois de moins en fournis continuent néanmoins à en déporter, mais une moindre proportion[76], les bénéficiaires de la nouvelle protection allemande prennent place dans le ghetto légal et précaire que le pouvoir d'occupation organise. L'administration
militaire a ordonné, à la fin de 1941, la création d'une Association des Juifs en Belgique en vue de les rassembler pour préparer
"l'émigration".
L'occupant a voulu lui conférer un caractère belge en faisant publier
ses statuts dans le Moniteur belge
et en veillant à ce que ses directeurs soient des citoyens belges.
Cette A.J.B. de droit belge en apparence sert à tourner l'obstacle
constitutionnel dans l'exécution des ordonnances antijuives de la
puissance occupante par les administrations belges. Soumise au contrôle
permanent de l'officier SS des affaires juives, elle est surtout son
instrument pour réunir les premiers 10.000 déportés de la "mise
au travail" sans recourir à la coercition policière. Depuis,
l'A.J.B dispense les services belges et Cette
population disponible représente 8 % du fichier tenu à jour du service
antijuif de la police de sécurité. Bien qu'il soit enfin libéré de
la tutelle pesante d'une administration militaire depuis la fin de
juillet, le détachement de 2.10 La “discrimination” françaiseSi
d’un pays à l’autre, le modèle de solution finale présente ainsi
des similitudes, l'anomalie dans ses résultats en France est d’autant
plus paradoxale que les conditions politiques y sont les plus propices
au traitement d’une question juive que le sens de l’opportunité
commande de gérer avec prudence dans cette région d’Europe. A la
différence de Dans cette rupture avec les principes républicains d’égalité et de liberté, le nouveau régime s’empresse, fin d’août 1940, d’abolir le décret Marchandeau de 1939 qui réprime l’incitation à la haine raciale. Le geste symbolique ouvre la voie à un antisémitisme d’État et de facture nationale. Dans cette posture, Vichy n’a pas besoin d’être sollicité par la puissance occupante. C’est d’initiative qu’il instaure, le 3 octobre 1940, un statut des Juifs s’appliquant sur tout le territoire, zone occupée ou non. L’occupant nazi et antisémite n’a pas exercé la moindre pression. Au contraire, ce sont bel et bien les initiatives françaises, surtout en vue d’éliminer les Juifs de la vie économique[77], qui l’obligent, pour en conserver la maîtrise, à aborder enfin la question juive, le 27 septembre 1940[78]. Moins deux ans plus tard, dans sa phase finale, l’antisémitisme légal et institutionnel de l’État français autorise une collaboration avec l’occupant nazi et antijuif si étroite que les officiers SS, préparant la déportation, peuvent en élaborer le dispositif policier directement avec les autorités politiques et policières françaises, au niveau de pouvoir le plus élevé et sans passer par le relais de l’administration militaire d’occupation. Pour des raisons d’état autant que d’idéologie, les Français entendent procéder eux-mêmes aux arrestations de Juifs. Au sens propre, le chargé des affaires juives, le capitaine SS Dannecker n’a plus dès lors qu’à leur passer commande des quantités à lui livrer en fonction des possibilités ferroviaires. C’est pourtant son plan “pour la zone occupée” qui crée cette difficulté politico-policière qu’on va devoir résoudre par le biais xénophobe. Communiqué dès la fin juin 1942, au Délégué de la police française dans cette zone, il comporte la recommandation que “parmi les Juifs à appréhender, [...] 40 % au moins [soient] de nationalité française”[79]. De ces “exigences” allemandes, le président du conseil du Maréchal Pétain dira deux mois après qu'“il n'en va pas de la livraison des Juifs comme de la marchandise dans un Prisunic où l'on peut prendre autant de produits que l'on veut toujours au même prix"[80]. Entre temps, la collaboration de sa police n’aura pas moins permis le départ, en six semaines, de 22 convois d'un millier de personnes chacun. Dans cette "question fort délicate", le gouvernement de Vichy a cependant voulu, selon ses propres termes, agir avec "la plus grande prudence"[81]. Lui a redouté les réactions de "l'opinion française" qui, à son estime, "accepterait difficilement" la "manière extrêmement sévère" des Allemands. Il préfère donc, pour sa part, "discriminer les Juifs français des Juifs étrangers". Le chef de l'Etat juge que "cette distinction est juste" et il a statué qu'elle "sera[it] comprise de l'opinion"[82]. Il craignait d'avoir à l'affronter s'il laissait la police nationale arrêter les ressortissants français d'origine juive. Disponibles pour le rassemblement des déportés, ses forces de police livreraient aux Allemands tous les Juifs étrangers, pour autant qu’ils ne réclament également les citoyens juifs. Ces restrictions françaises acculent les officiers SS à accepter dans l’immédiat le compromis xénophobe. Mais elles ont aussi une autre répercussion bien plus lourde conséquences pour toute la déportation occidentale. Elles permettent de lever l'obstacle de la mise au travail qui hypothèque encore la solution finale à l'Ouest au mois de juillet 1942. 2.11 L'hypothèque du travailLe
président du conseil français, refusant d'autoriser ses polices à
livrer les citoyens juifs du pays, suggère aux officiers SS une compensation
pour qu’à défaut des Juifs français, ils parviennent néanmoins à
réunir le contingent à déporter prévu. Tout simplement, il propose
"que, lors de la déportation
des familles juives de zone occupée, y soient inclus également les
enfants juifs de moins de 16 ans". Berlin n'a pas osé réclamer
des Juifs de cet âge dans cette première phase des déportations
occidentales. Le 11 juin, à l'Office Central de
Cette
tendance radicale où l'"évacuation"
génocidaire le dispute déjà à la mise au travail s'accentue au début
d'août 1942. Le mouvement emporte alors toute la déportation
occidentale. Des trois pays partent désormais des convois où les aptes
au travail sont les moins
nombreux. Suite à la suggestion française d'étendre la déportation
aux enfants, l'officier SS chargé des affaires juives à Paris a, au
tout début de juillet, demandé à Berlin l'autorisation - accordée,
dès le 21 juillet[84]
- de les incorporer "à
partir du quinzième convoi de Juifs expédiés de France".
Il quitte Drancy, le 14 août, avec 1.015 déportés dont des enfants
"pour la première fois",
signale le télex réglementaire adressé à L'autorisation
d'abandonner en août cette norme de 10 % d'inaptes dans la formation
des convois n'a pas seulement été accordée à Paris. Cette présence massive dans les convois de l'Ouest à partir d'août 1942 de personnes impropres au travail concentrationnaire signifie en réalité que la "décision de faire disparaître ce peuple de la terre" s'applique dorénavant aussi aux Juifs de cette région d'Europe[89]. Dans ses confidences sur l'extermination des Juifs, Himmler évoque précisément cette "grave décision" génocidaire à propos de l'ordre de ne pas "laisser grandir les enfants" juifs. Les déportés de moins de 16 ans - comme tous ceux qui ne peuvent faire illusion sur leur capacité à affronter un travail de forçat - ne sont pas acheminés à l'Est pour quelque besoin de l'économie de guerre. Ces Juifs, comme l'écrit en juillet l'officier SS des affaires juives à Paris, "s'acheminent vers leur extermination totale"[90]. Aussitôt parvenus à destination, systématiquement, ils sont assassinés. Dans le cas de la déportation occidentale, les archives d'Auschwitz donnent justement la mesure exacte de cet événement génocidaire. Des 150.000 Juifs des trois pays, qui y sont conduits, les deux tiers - 64 % très exactement - passent sans transition des trains de la solution finale aux chambres à gaz du génocide[91].
Le pas franchi au début d'août 1942 avec la levée de l'hypothèque de la mise au travail dans la déportation occidentale situe aussi le paradoxe "français" dans la solution finale à l'Ouest. C'est grâce à la permissivité des autorités françaises qu'elle a basculé, dès le premier mois de la déportation, dans le génocide des Juifs d'Europe. Leur proposition d'incorporer dans les convois les enfants des Juifs étrangers que la police française s'apprêtait à appréhender avec leurs parents pendant la grande rafle du 'Vel d'hiver a écarté toute retenue du côté SS dans l'"évacuation" de la population juive des territoires occidentaux vers les centres d'extermination. 2.12 Un paradoxe paradoxalL'’“État français" du Maréchal Pétain, tout réticent qu'il eût
été à livrer ses ressortissants juifs, savait anticiper les attentes
allemandes dans cette "question
juive". Dès l'automne 1940, il l'avait posée de son propre
chef, précipitant la promulgation des premières ordonnances
antijuives de l'Occupant à l'Ouest. Devant l'épreuve des déportations
massives de l'été Cette
loyauté de Vichy scelle le paradoxe "français"
dans la solution finale occidentale. C'est *
Ce texte réunit en une seule version deux études, “Le paradoxe
français dans la solution finale à l’Ouest” (publiée dans Présence
du passé, lenteur de l’histoire, Vichy, l’Occupation, les Juifs,
Annales, Économies, Sociétés, Civilisations, n°3, mai-juin 1993,
pp. 567-582) et “ [1].
Procès Canaris
. Pièce 95. Document 23 du Cahier Rouge, Directives
pour le travail de l'administration militaire
, points 2 et 6. |
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