|
7.1 Un faux pas* ?L’administration militaire
l’avait pressenti, dès mars 1942. “On
doit supposer que ceci provoquerait un mouvement de pitié en faveur des
Juifs”, avait-elle averti[1].
Le détachement de L’administration militaire déplorait tout autant ce manque de “compréhension nécessaire”[2], mais elle le prenait en compte dans l’élaboration des mesures à prendre. Les bureaux militaires savaient - le chef de groupe le plus averti de cette matière délicate y insistait en septembre 1941 - qu’“il est difficile de résoudre le problème juif en Belgique, surtout du fait que la population ne s’est pas rendu compte jusqu’à présent du sens de la question juive”. Le constat valait à tout point de vue. L’indifférence du pays témoignait aussi de son apathie, sinon davantage, à l’égard des Juifs. Il y avait là une entame praticable. Le pouvoir allemand traitant la matière avec doigté réussit à mettre en place son dispositif antijuif d’isolement et d’exclusion sociale “sans que la population s’en aperçoive”. Avec satisfaction, l’administration militaire s’en félicitait en mars 1942, après une nouvelle vague de mesures discriminatoires. Pas à pas, à un rythme qui s’était néanmoins accéléré, les militaires allemands sapaient l’assise fragile des Juifs dans ce pays. En 1940, seuls deux - en fait trois - décrets leur avaient été appliqués. L’allure est plus soutenue en 1941: cinq ordonnances. En 1942, la cadence se précipite: au total, dix sont publiées jusqu’en septembre . L’étoile jaune, retardée par opportunité, fait partie d’un train de quatre ordonnances promulguées le 1er juin. L’ensemble achevait pour l’essentiel l’action législative de l’administration militaire. Évaluant l’effet, elle considéra sa tâche “comme terminée”. A ce stade, constatait-elle, “les Juifs n'ont plus que des moyens limités d'existence” dans le pays[3]. Leur statut, mis en place tout au long des deux premières années de l’occupation, n’avait pas eu d’autre finalité. Il les avait identifiés, enregistrés - à trois reprises -, confinés à leur domicile légal dès 20 heures - 19 heures à Anvers. Depuis décembre 1941, ils étaient aussi regroupés en une ‘Association des Juifs en Belgique’. Il s’agissait d’une communauté obligatoire ... en Belgique, et non de Belgique!. Le but avoué était “d'activer [leur] émigration”. Dans l’attente, l’A.J.B. fonctionnait comme un ghetto administratif, “un ghetto moral”, disait-on dans les bureaux militaires. Elle était chargée d’administrer les Juifs du pays et d’instruire leurs enfants exclus en conséquence de l’enseignement ‘aryen’. La phase suivante, précisée au printemps 1942 et appliquée dès mai, s’attaqua à leurs positions économiques et sociales dans le pays. Leurs avoirs bloqués, ils furent dépouillés de leurs entreprises. L‘“aryanisation” des firmes juives ne fut en aucune manière ce “désenjuivement de l’économie” que l’occupant prétendait réaliser. Ces entreprises étaient le plus souvent familiales et leur liquidation obligatoire, forcée ou volontaire, n’eut finalement d’autre résultat que de priver un tiers de la population de toute activité professionnelle. Marginalisés, les Juifs étaient déjà comme exclus de l’espace belge, du moins socialement. Dans ce contexte, l’instauration de l’étoile jaune n’a été qu’un faux pas obligé. Il signifiait, pour reprendre la formule de l’administration militaire, “l’isolement des Juifs [...] par un signe distinctif obligatoire“, Signe visible de leur persécution, l’étoile eut évidemment l’effet redouté de montrer ces Juifs marqués à une “population non intéressée” qui s‘en était tenue “à l’écart” jusqu’alors[4]. Elle en fut, à tous les sens du terme, choquée. 7.2 Le choc de l’étoile“Cela les fait reconnaître de loin”, nota dans ses carnets de guerre un observateur de la capitale[5]. “On en voit dans les rues un assez grand nombre, plus qu’on ne le supposait”. 55% des Juifs résidaient à Bruxelles. Trois autres villes leur avaient été assignées. Le révélateur de l’étoile se fixa sur ces villes ‘juives’. Les Juifs étoilés y provoquèrent, à tout le moins, un “malaise”[6]. Dans la presse ‘censurée’, Le Pays réel en prit argument pour justifier la “rigueur” des “mesures prophylactiques qui s’imposent à leur égard”. Mais le journal rexiste à contre courant du sentiment public voulut bien convenir qu’il n’y a pas lieu de “s’abaisser à traiter les Juifs de manière barbare et inhumaine”. C’est que l’étoile jaune
passait mal la rampe. “Que
l’on soit pour ou contre l’antisémitisme, il est une chose qui révolte”,
expliquait En tout état de choses, ce signe
visible de la persécution antisémite provoque un changement dans
l’opinion publique, à la veille d’un été 1942 dont on ne sait pas
encore qu’il sera fatal pour les Juifs du pays. Très
symptomatiquement, l’organe néerlandophone du F.I., Belgïe
Vrij ose maintenant faire état d’“une
tendance antijuive [qui] s’était fort développée dans certaines régions,
surtout dans les grandes villes comme Anvers et Bruxelles“[11].
“C’est avec un plaisir
d’autant plus grand”, corrige-t-il, “que
nous constatons que [l’étoile] a suscité l’indignation de tous les
Belges”. Des notes personnelles d’époque témoignent de cette
mutation. Un témoin prudent remarque que “les
mesures prises contre les Israélites semblent avoir créé un courant
de sympathie en leur faveur“[12].
Pour un autre observateur de l’occupation, plus affirmatif, “il
est visible que [la population] compatit à leur sort plus pénible que le sien”.
Lui “a en a quotidiennement la
preuve”[13].
Le journal de guerre d’un notable juif enregistre le phénomène avec
ravissement: “les Belges“,
y lit-on, “se sont conduits
magnifiquement, Ils ont fait semblant de ne rien voir et ont montré
beaucoup de prévenance pour ceux qui étaient obligés de porter cet
insigne”[14].
Il y eut plus que de la “prévenance”!
A Liège - mais il n’y avait guère plus de 2.000 Juifs dans cette
ville - Churchill-Gazette a
invité ses lecteurs à rompre la logique du “signe dégradant”[15].
“Nos concitoyens feront tout ce
qui est en leur pouvoir pour qu’il en soit autrement, Que les Juifs
persécutés sentent votre sympathie”. Aussi, l’organe
anglophile lance-t-it le “mot
d’ordre [que] tout porteur d’étoile de David doit être salué“.
Au Front de l’Indépendance, le
Rassemblement national de La “résistance passive” des bourgmestres bruxellois avait tout autant stupéfié les vigiles belges de l’antisémitisme militant, au lendemain de l’ordonnance de l’étoile. 7.3 Le refus bruxelloisDaté du 27 mai 1942, le texte allemand enjoignait aux Juifs de se procurer l’étoile - il leur en coûta un franc pièce - “auprès des autorités” chez lesquelles ils étaient “inscrits dans le registre des Juifs”. En clair, l’ordonnance du 1er juin désignait les administrations communales. Celles d’Anvers où résidaient 40 % des Juifs du pays ne firent aucune difficulté. Leurs cartes d’identité furent même estampillées d’une petite étoile mauve ou rouge selon les communes: elle signalait qu’ils s’étaient conformés à la nouvelle réglementation. L’ordonnance allemande n’avait pas prévu cette marque supplémentaire. A Liège et à Charleroi où les communes se prêtèrent aussi à la distribution des étoiles, la pièce d’identité officielle ne comporta - comme à Bruxelles - que les deux cachets discriminatoires antérieurs à l’étoile. Le premier datait de décembre 1940 et mentionnait que l’intéressé s’était inscrit au registre des Juifs conformément aux toutes récentes ordonnances antijuives. Le second cachet “Juif-Jood [...] à l’encre rouge en caractères majuscules d’imprimerie d’un centimètre et demi” date de l’été 1941: en l’absence de tout décret allemand à ce sujet, le nouveau secrétaire général du ministère de l’intérieur - le V.N.V. G. Romsée - ordonna, le 29 juillet, à ses administrations communales, sur simple “communication de l’autorité occupante”, de l’apposer sur les pièces d’identité délivrées par l’Etat belge. Cette coopération administrative à son dispositif antijuif laissait l’occupant lucide sur la disponibilité réelle de l’appareil d’état belge. L’administration militaire appréciait, en été 1941, l’exécution “loyale” de ses ordonnances sur “l'élimination des Juifs des fonctions publiques et de leur emploi”, mais elle prenait en compte le fait que “les autorités belges se sont attelées à cette nouvelle tâche avec beaucoup d'hésitation et à contrecoeur”[22]. C’était précisément pour ménager leurs susceptibilités que les militaires allemands s’étaient opposés en 1941 aux gesticulations frénétiques des professionnels belges de l’antisémitisme. Il était plus politique de louvoyer devant ces écueils que de forcer la main à un exécutif belge réticent, mais dont la collaboration était indispensable à l’administration du pays occupé. Dans cette sagesse, l’administration allemande ne s’attendait pourtant à l’attitude qu’adoptèrent les autorités bruxelloises après la publication du décret sur l’étoile. Le geste des bourgmestres prit l’administration allemande au dépourvu et les militaires de la capitale furent tout aussi surpris que la farouche ligue antijuive. C’est qu’en effet, le 7 juin,
jour fixé pour l’entrée en vigueur du port obligatoire, les vigiles
antijuifs eurent “beau écarquiller
les yeux, [il n’y avait] pas un seul sceau de David” dans les
rues de la capitale belge. Les étoiles obligatoires n’étaient pas
disponibles dans ses administrations communales. “Ce
nouvel échec - car c’en est un!”, explosait L’Ami
du Peuple - n’était pas, comme la ligue antijuive intéressée le
claironnait - un acte de “sabotage
des ordonnances antijuives” due à ”la
toute puissante résistance passive de[s ...] administrations communales”[23].
S’il y avait “sabotage”,
c’est parce que, pour la première fois depuis l’occupation, des
autorités belges avaient rompu avec la politique d’“exécution
passive”. Les secrétaires généraux des ministères belges
l’avaient adoptée à la fin de 1940 en présence d’ordres allemands
aussi contraires à L’épreuve de l’étoile permit ainsi aux services allemands de tester le dispositif de la “solution finale”. Son fonctionnement dépendait du comportement tout à la fois des autorités belges et des autorités juives. Le cas de Bruxelles, première ville ‘juive’ du pays, indiquait jusqu’où il ne fallait pas aller trop loin pour risquer une crise politique avec les autorités nationales.Cette balise ne serait pas oubliée, à l’étape suivante. 7.4 Le dernier pas“Le
prochain pas à franchir serait leur évacuation de Belgique”,
notait déjà l’administration militaire en annonçant à Berlin
l’aboutissement du statut des Juifs[25].
Ce “pas” ne pouvait “être
décidé” de Bruxelles. “Il
appartient aux services compétents du Reich dans le cadre des plans généraux”.
Les officiers SS des affaires juives à l’Ouest, plus avertis, avaient
acté le signal, dès qu’ils s’étaient concertés sur l’étoile
jaune, à Paris, peu avant le printemps 1942. “L’introduction
de l’insigne distinctif des Juifs dans les territoires occupés de
l’Ouest est“, avaient-ils insisté, “une
étape dans la solution de la question juive européenne”[26].
Elle précédait cette “déportation
totale des Juifs” dont la préparation minutieuse avait été, dès
leur entrée en fonction, la “grande
tâche” des chargés des affaires juives à l’Ouest “ainsi
que dans les autres territoires occupés de l'Europe”[27].
Ces spécialistes de l’action antijuive détachés de Le plan nazi a basculé dans le génocide
des Juifs d’Europe, à l’automne 1941. La déportation des Juifs du
Grand Reich allemand vers l’Est marqua le tournant fatal, dès la
mi-octobre. Cette “évacuation”
les livrait aux tueurs des Groupes d’action de La plus grande ville ‘juive’ de
Belgique n’en comptait pas autant. Lirent-ils l’écho du massacre du
ravin de Babi Yar? En février 1942, Le
Drapeau Rouge communiste publiait des révélations sur “les
atrocités nazies dans les régions soviétiques occupées”[31].
On y signalait “à Kiev, un
pogrome organisé par les nazis [qui] a fait 52.000 victimes”. “Les Juifs“, y lit-on, “amenés
devant une tranchée ouverte furent massacrées à la mitraillette. Après
avoir recouvert les corps de ces victimes d’une couche de terre, on y
mit une seconde rangée de malheureux qui subirent le même sort”.
D’autres échos du génocide perpétré à l’Est parvinrent encore
à l’Ouest avant les déportations de l’été 1942. Le lendemain de
l’ordonnance du 1er juin, Ce ‘Franc-Tireur’ porte bien son titre dans la presse clandestine. Sur les centaines d’autres organes illégaux publiés alors, il fut le seul à propager l’information génocidaire. L’odieuse étoile jaune faisait bien plus de bruit. Comme l’expliqua Le Peuple socialiste, “on avait bien appris que les Juifs, les Polonais et les Russes étaient l’objet des pires sévices. mais cela se passait à mille kilomètres et davantage”[33]. Les Juifs de Belgique n’en étaient
pas si éloignés. La ronde infernale des trains de la “solution finale” n’allait pas tarder à les y conduire. C’est
six semaines après avoir été obligés de porter l’étoile jaune que
ceux du Grand Reich allemand commencèrent à y être “évacués”.
C’est aussi très exactement six semaines après l’ordonnance du 1er
juin 1942 que les trains, transportant les Juifs de l’Ouest, se mirent
en route vers Auschwitz. L’étoile d'infamie était plus odieuse
encore que ne l’imaginait * Publié dans F. BALACE (dir.), Jours de guerre, Jours de doute, 10, Crédit Communal, Bruxelles, 1994, pp. 72-81. [1].
Chef de l’administration militaire
. Vue d’ensemble pour la période du 1er décembre
1941-15 mars 1942, 16 mars 1942. |