8. Le "Judenrein" de la solution finale à Anvers |
La “solution
finale” est, dans son principe, totalitaire. Au contraire des
autres judéophobies - et cette spécificité s’avéra fatale aux
Juifs d’Europe - , l’antisémitisme nazi ne faisait aucune différence
entre eux. C’était, comme l’expliquait au printemps 1942 le
principal officier SS en charge des affaires juives à l’Ouest, “une
solution finale de la question juive ayant pour but l'extermination
totale de l'adversaire”. On sait que dans cette partie de
l’Europe tout au moins, l’histoire en a décidé autrement. Le plan
nazi n’a pu être exécuté pleinement qu’aux Pays-Bas. De ce
territoire de langue germanique voué à s’incorporer au Grand Reich
hitlérien, trois Juifs sur quatre furent “évacués”
vers leur mort à l’Est. Dans Cette disparité qui différencie le Nord du Sud de l’Europe occidentale se reproduit en Belgique même. A Anvers, dans le pays flamand, la persécution antisémite s’est faite plus radicale qu’à Bruxelles. Non pas que la ville ait été plus peuplée en Juifs[1]. Ils y étaient seulement plus concentrés que dans la capitale où, plus nombreux, ils se dispersaient autour de deux gares, celle du Nord et celle du Sud. Issus de l’immigration comme à Bruxelles, les Juifs d’Anvers s’étaient groupés autour de la seule gare centrale. Cette circonstance occasionnelle a été propice au déploiement d’une stratégie de la solution finale adaptée à la vocation d’Anvers dans l’Ordre nouveau en Flandre. Il s’est agi d’arriver au plus tôt à rendre cette ville “Judenrein”, “nettoyée de ses] Juifs” pour utiliser l’habituelle formule administrative des SS. A chaque étape, l’agression contre les Juifs d’Anvers a été plus directe, plus brutale, en un mot plus “totale” qu’ailleurs. D’emblée, les services allemands
les prirent dans leur ligne de mire. Alors que le souci de ménager la
collaboration des autorités belges à l’administration du pays occupé
avait conduit le pouvoir allemand à modérer l’impact de ses premières
mesures antijuives en automne 1940, les conditions d’existence de la
population juive d’Anvers furent, quant à elles, gravement bouleversées.
Les femmes et les enfants furent
autorisés, par groupe de 30 à 40, à rentrer à Anvers. Puis vint, en
juillet, le tour des hommes âgés de plus de 65 ans. On songea à
mettre les autres au travail dans les mines du Limbourg, à
Zwartberg-Genk et Eisden. L'autorité allemande opta finalement pour
l'internement dans un camp de travail. Il s'ouvrit à Overpelt, le 20
juin 1941. Sous la garde de gendarmes belges dans un premier temps,
quelque deux cents Juifs y furent occupés à des travaux de défrichement
de la bruyère. Cette mise au travail dans le camp “Op den Holven” était un pis-aller. En 1941, le travail
obligatoire n'était pas encore à l'ordre du jour dans le territoire
occupé. En l'absence de toute législation allemande, le camp servait,
en fait, d'épouvantail pour chasser du Limbourg les derniers Juifs
anversois expulsés. Le 31 juillet, ils étaient encore au nombre de 254
et L’occupation nazie y accentuait
un antisémitisme qui, à la veille de la guerre, s’était manifesté
avec force dans la droite conservatrice et à l'extrême droite. Il se
propageait alors sous la forme d’une véhémente xénophobie, comme le
révélèrent les élections communales d’octobre 1938. Déjà
pourtant, un antisémitisme militant de facture raciste y avait installé
sa base. Volksverwering, Installée à Si le statut d’exclusion
s’appliquait à tous, Au-delà des agissements des mouvements d’Ordre nouveau demeurés minoritaires même à Anvers, les conditions politiques locales autorisaient cette action antijuive plus audacieuse qu’ailleurs. L’instauration du port obligatoire de l’étoile jaune, le 1er juin 1942, fut à cet égard un test lourd de conséquences les plus graves pour les Juifs d’Anvers. Le pouvoir militaire d’occupation, redoutant le contrecoup de l’étoile dans l’opinion, avait retardé la mesure. Il n’avait pourtant prévu que, pour la première fois, des autorités belges allaient refuser de prêter le concours de leurs administrations à la mise en oeuvre de sa politique antijuive. A Bruxelles, la conférence des bourgmestres fit à cette occasion la rupture avec la politique d’exécution passive des ordres allemands dans la question juive. A Anvers par contre, les autorités et les services communaux acceptèrent de distribuer les étoiles jaunes. De surcroît, ils apposèrent sur la carte d’identité des Juifs un signe distinctif supplémentaire - une petite étoile - qu’aucune ordonnance allemande n’avait prévu. Cette disponibilité des autorités anversoises laissait la main libre aux instances allemandes locales, tant militaires que policières. Les Juifs d’Anvers payèrent un
lourd tribut pour cette vulnérabilité plus grande qu’ailleurs
pendant la grande vague des déportations de l’été 1942. Ils
fournirent la masse des 2.252 travailleurs obligatoires qui furent déportés
dans les chantiers de l’organisation Todt au Nord de Faisant passer l’“évacuation” également comme une “mise au travail”, les SS des affaires juives s’appliquèrent, à leur tour, à procéder dans l’ordre et le calme. Ici, c’est l’Association des Juifs en Belgique, créée sur ordre de l’occupant qui servit à distribuer les convocations intimant aux prestataires de travail l’ordre de se présenter personnellement au camp de Malines. Mais très vite, les Juifs comprirent qu’il s’agissait à tout le moins d’une déportation de masse, et non d‘une réquisition pour le travail à l’Est. Même les assurances prodiguées par les comités locaux de l’Association juive ne convainquirent pas les convoqués d’obéir, fut-ce dans “l’intérêt” de la “population juive toute entière”. L’argument ne tenait pas avec la présence parmi les prétendus prestataires de travail, non seulement de femmes, mais encore des vieillards comme des enfants. Dès le 15 août, le départ du troisième convoi d’Auschwitz avait vidé la caserne Dossin à Malines. La police SS était contrainte de se démasquer et de recourir à la coercition. Elle manquait des effectifs pour procéder avec les seuls moyens allemands au rassemblement des déportés par la force. Anvers les lui fournit. Dans la nuit
du 15 au 16 août, c’est la police communale qui, réquisitionnée,
procéda à une première grande razzia dans le quartier “juif“.
Avec les raflés de la nuit, Malines put former le quatrième convoi de
1000 déportés, le seul convoi dont personne - absolument personne - ne
revint. Quinze jours après, dans la nuit du 28 au 29 août, se déroula
la deuxième grande rafle de la solution finale en Belgique, également
à Anvers et toujours avec le concours de la police belge. Au total, ces
deux rafles nocturnes réduisent de près de 10 % la population juive
d’Anvers. Toutes proportions gardées, elles firent autant de ravages
que la grande rafle du Vel’ d’Hiver dans la capitale française, un
mois plus tôt. Dans la capitale belge où depuis l’étoile jaune,
l’appareil communal n’était plus disponible, l’officier SS de la
solution finale dut attendre la nuit du 3 au 4 septembre pour opérer la
troisième grande razzia. Elle fut moins productive qu’à Anvers. Il
lui avait fallu mobiliser les seules forces de police allemandes et
leurs auxiliaires des mouvements d’Ordre nouveau, essentiellement Dès
l’automne 1942, la ville où ils étaient le plus vulnérables se vida
de ses Juifs. Ils refluèrent en masse vers Bruxelles et la province.
Rares furent ceux qui se risquèrent dans les catacombes de la solution
finale à Anvers. Même dans la résistance, ils furent peu nombreux à
militer dans cette ville après les déportations de l’été 1942.
Quelques partisans payèrent de leur vie cette audace au printemps 1943.
Il se forma certes aussi, plus tardivement qu’ailleurs, un comité
local de défense des Juifs. La répression nazie le démantela à son
tourà la fin de l’hiver 1943/1944. Il ne soutenait que quelques
centaines de clandestins. A La situation des Juifs avait été
la plus intolérable dans cette ville du pays flamand. Même ceux bénéficiant
d’une protection officielle n’y avaient pas été en sécurité. Ce
fut le cas des Juifs de nationalité belge en 1942. Eux n’étaient
pourtant pas “transportables” comme la masse des étrangers.
Provisoirement, le pouvoir militaire d’occupation les avait immunisés
de la déportation. Il avait aménagé cet espace de moindre mal dans la
solution finale pour ménager les autorités du pays. Mais les rafles de
la fin de l’été 1942 à Anvers n’avaient pas épargné les
citoyens belges d’origine juive. Ils demeurèrent internés au camp de
rassemblement jusqu’à la fin du printemps 1943. Par une manoeuvre
machiavélique, leur libération en juin prépara la grande razzia de la
fin de l’été. Cette rafle des Juifs belges confiants dans leur
“protection” fut la seule opération d’envergure que les SS purent
encore monter pendant les deux dernières années de l’occupation.
Dans la nuit du 3 ou 4 septembre, ils en arrêtèrent près d’un
millier. A Bruxelles, il fallut les prendre à leurs domiciles. A
Anvers, ils les convoquèrent à 20 heures à [1]. Une statistique d’époque établie sur la base du recensement obligatoire indique que 16.554 Juifs sur 41.149 - soit 40% - résidaient dans le grand Anvers . Rapportée au 55.000 Juifs du pays, la proportion fixe à 22.000 le nombre des Juifs anversois, enfants compris. Il n’est pas possible dans l’état actuel des connaissances d’être plus exact, ni d’établir correctement les ravages de la solution finale par ville. Il faudra attendre que les historiens disposent des crédits indispensables pour informatiser la cartothèque juive de la police nazie. Le traitement informatique de cette mémoire des Juifs de Belgique ouvrirait de très perspectives à la connaissance de leur sort à la fois individuel et collectif. |