9. Malines, antichambre de la mort |
Les clandestins se trompent quand ils désignent Malines comme “l'enfer des Juifs”"[1]* . En Belgique occupée, l'enfer est au fort de Breendonck. Lorsque les SS y ont tué un Juif, ses compagnons doivent défiler devant le cadavre et entonner le chant funèbre du camp: "Nous n'oublierons jamais Breendonck, le paradis des Juifs"[2]. Les brutalités et les sévices que les SS commettent à la caserne Général Dossin de St. Georges sont sans commune mesure avec le sadisme des tortionnaires de Breendonck. A Malines, ils s'inscrivent dans les "étapes intermédiaires" de la "solution finale": calculés, ils préparent les déportés raciaux à subir passivement leur sort. La "solution finale" passe par Malines, mais ne s'y accomplit pas. Le camp de rassemblement juif est l'antichambre de la mort, un camp de condamnés à mort dont l'exécution, décidée à Berlin est préparée dans le territoire occupé, s'opère à Auschwitz. Douze cents kilomètres séparent Malines du lieu où la solution finale s'accomplit. Le voyage dure deux ou trois jours. Affamés et assoiffés, entassés comme un bétail voué à l'abattoir, les déportés sombrent dans un autre monde. Auschwitz est l’enfer, écrit, dans son journal, le témoin SS des exterminations des Juifs de l'Ouest[3] . L’enfer" est pour les “gens de l'extérieur”, les déportés qui, sortis des convois de la solution finale, ne seront pas acceptés dans le camp de concentration. Dès leur descente du train, les SS sélectionnent ceux qui, au sens propre du terme, “disparaît(ront) de la terre”[4]. La formule sinistre définit le génocide dans le discours himmlérien. Ces déportés de Malines n'ont fait ce ‘voyage’ vers l'Est, qu'en raison de la “grave décision” dont parle le chef des SS dans ses confidences sur l'extermination des Juifs. Himmler évoque précisément cette “grave décision de faire disparaître ce peuple de la terre” à propos de l'ordre de ne pas “laisser grandir les enfants”. Les convois de Malines en sont pleins. Un déporté sur cinq n'a pas 16 ans. Il y a même des enfants de moins de 2 ans. Le plus jeune, parti par le XXe convoi, n'a pas quarante jours d'âge[5]. Sur les 24.906 Juifs de la
solution finale acheminés de Belgique, 4.918 sont des enfants dont
145 n'ont pas 2 ans. A l'autre extrême des âges de la déportation
juive, les convois de Malines amènent à Auschwitz 37 vieillards nés
en A
peine un sur sept ou sur huit à survécu, 1.194 sur les 9.636 déportés
juifs internés à Auschwitz et dans ses dépendances. La mort
concentrationnaire a fait d'autant plus de ravages dans leurs rangs
que 65 % d'entre eux - 6.289 - ont été mis au travail en Haute Silésie
pendant la grande vague des déportations de 1942. De cette première
année de Antichambre de la mort et plaque tournante de la "solution finale", Malines remplit son rôle dans l'extermination des Juifs. Les conditions d'internement et le comportement des SS préparent les déportés à se soumettre à l'inévitable. La résistance physique et morale des futures victimes est brisée de toutes les manières possibles, dans les limites fixées par la "solution finale". Les instructions des autorités nazies relatives au traitement des Juifs à Malines n'ont pas été retrouvées, mais un télégramme daté du 29 avril 1943 révèle leur souci de mettre les déportés en condition. Le chef de la police SS en Belgique reçoit ce télégramme envoyé par l'Office central de la sécurité du Reich. Après l'arrivée à Auschwitz du XXe convoi, le major Rolf Guenther, adjoint d’Adolf Eichmann, signale que “le camp d'Auschwitz demande, à nouveau, pour des raisons évidentes, de ne faire en aucune façon aux Juifs évacués des allusions inquiétantes concernant l'endroit où ils vont ou la façon dont ils seront traités”. On souhaite que “durant leur transport on ne leur fasse d'allusion pouvant provoquer leur résistance, par exemple par des soupçons concernant ‘la façon dont ils seront logés’’[10]. A mots couverts que seuls les initiés nazis du sens véritable de la "solution finale" comprennent, ce rappel à l'ordre situe la grande préoccupation des responsables de son exécution pratique: éviter toute résistance des déportés au seuil des ’douches de désinfection’. Tout le système policier nazi s'emploie a réduire la résistance que ses victimes pourraient éventuellement opposer. Dans l'attente de leur évacuation, les détenus du camp de rassemblement sont amenés à cette passivité résignée. Un témoin observe dans le journal clandestin Le Flambeau (en janvier 1944), que “sitôt le porche franchi, la grande cour offre un spectacle auquel tout autre qu'un hitlérien ne peut assister sans un serrement de coeur; des hommes, des femmes de tous âges, des petits enfants sont là qui circulent tels des automates hébétés, découragés, attendant le triste sort qui leur est réservé. Ils savent aussi qu'aucun secours ne peut leur venir de l'extérieur”[11]. Le journal Libération évoque, en juin 1943, “ces êtres pitoyables qui jettent sur leurs bourreaux un regard de bête traquée”[12]. Cette mise en condition est entamée dès l'arrestation[13] et prend forme à l'arrivée des prisonniers au camp de Malines. Le camion ou la voiture pénètre dans la cour intérieure de la caserne. “Seuls s'y trouvaient”, relate Joseph Hakker, un évadé d'un convoi, dans le clandestin Le Coq victorieux de juillet 1943, “quelques juifs chargés de la direction parce qu'ils avaient épousés des chrétiennes, puis une dizaine de porteurs, un gros sous-lieutenant SS[14], un sous-officier et quelques soldats de garde”[15]. Dans la cours de la caserne, les nouveaux arrivants sont placés en rang selon leur catégorie. Elles sont au nombre de six, désignées par la lettre T, B, E, Z, W ou S. La lettre T la plus fréquente est attribuée aux ‘transportables’ à inscrire sur la liste du convoi en préparation. Les B sont les ressortissants belges préservés de la déportation jusqu'au 30 juin 1943. Les E sont les cas douteux requérant une décision quant à leur sort définitif, par exemple dans le cas de "mariage mixte" ou de demi-juif. Les Z désignent les ressortissants des pays amis de l'Allemagne nazie ou neutres. Leur destination n'est pas un camp de concentration où se pratique à l'arrivée la sélection des inaptes au travail en vue de leur mise à mort immédiate. Ces Juifs bénéficiant d'une protection diplomatique sont déportés, les hommes vers Buchenwald, les femmes et les enfants vers Ravensbrück, ou encore vers Vittel. La lettre Z sera aussi attribuée aux Tziganes, mais ceux-ci n'étant pas déportés en raison d'une décision génocidaire, prennent le chemin d'Auschwitz où, sans sélection, tous, y compris les enfants en bas âge, sont immatriculés et internés dans le camp des familles. Les W sont les ‘travailleurs’ retenus pour les ateliers de Malines. Enfin,
les S sont les “cas spéciaux”,
les "Sonderfalle"
souvent confondus avec les "-“Schutzhaft”,
les “détenus de protection”.
Les prisonniers politiques juifs appartiennent à cette catégorie.
Ils arrivent à Malines par convoi spécial, quand Le cas est rare. Le sort des "Juifs politiques" est paradoxal dans le nazisme génocidaire. Ces Juifs les plus ‘dangereux’, les résistants et parmi eux, les “terroristes”, les combattants armés, ne relèvent pas de la solution finale quand ils sont arrêtés comme "politiques". Pour autant qu'ils ne sont pas fusillés comme “otages terroristes" ou en exécution d'une condamnation, la logique de la répression nazie les préserve d'une mort immédiate. Transférés des lieux d'enfermement ‘belges’ dans les camps de concentration, ils n'empruntent pas les convois de Malines. Ces "Juifs politiques" parmi les "Sonderfâlle" du camp de rassemblement sont encore plus exceptionnels que ces "cas spéciaux" rares parmi la population internée à la caserne Dossin. Répartis
selon ces catégories dont ils ignorent le destin, les détenus
passent par le service de l'adjudant-major SS Max Boden. “Saxon
rusé, retors (... ), c'était (... ) une personnage vulgaire et
hypocrite, tenant des propos obscènes et orduriers”, note
l'ancien détenu Lucien Hirsch dans un rapport clandestin qu'il rédige
pour servir après la guerre à la justice belge[17].
Un civil allemand, Éric Krull assiste le sous-officier SS. Il représente
Ces deux nazis opèrent à la “réception” ou bureau d’“accueil”. Dans son témoignage, Joseph Hakker ironise sur le nom allemand de ce service: aufnahme. “On aurait dû plus justement le dénommer "ohnahme" (dépouillement), car je n'ai jamais vu de pillage comparable à celui qui' se passe là-bas”. Dans la "solution finale", ce service est une étape essentielle: non seulement, l'antisémitisme nazi dépouille le Juif de ses biens et révèle ses préoccupations économiques, mais encore il dépouille le futur déporté de sa personne. Le détenu passe devant les tables. Ses papiers d'identité sont confisqués. Il est inscrit sur la liste du prochain transport et reçoit un carton avec son numéro d'ordre dans le convoi. “Une voix crie qu'on doit mettre dans un chapeau tout ce qu'on a sur soi et qu'on ne peut rien conserver”, se souvient Joseph Hakker. Le SS Max Boden “fait l'examen de tout ce que chacun a rassemblé. Les anneaux d'or et les diamants sont ramassés dans un seau; les stylos dans une corbeille, les portefeuilles et les sacs à main en cuir sont enlevés. Pelisses, manteaux, argenterie, tout est emporté”[19]. Avant d'en terminer avec le pillage, les SS de Malines s'assurent que le détenu ne dissimule pas quelque valeur, pierre précieuse ou argent. La fouille corporelle complète l'opération. Dès cet instant, le détenu, homme ou femme, dépossédé de ses objets personnels, comme de son identité, comprend qu'il perd sa dignité personnelle. “La fouille était agrémentée d'humiliation, d'injures, de gifles, de coups de cravache, d'eau de Cologne dans les yeux (spécialité du Dr. Krull”, écrit Lucien Hirsch. “Quand une personne avait camouflé une bague ou un bijou ou de l'argent dans une couture ou un pli de vêtement et que le "larcin" était découvert, on emmenait le prisonnier, on le déshabillait complètement et on le battait à sang. Les hurlements retentissaient dans la cour”[20]. Éric Krull, révèle le journal Flambeau, “assistait en personne à cette fouille pour mieux s'approprier le butin, frappant à tort et à travers et obligeant les hommes et les femmes à se dévêtir entièrement afin qu'il pût plus aisément trouver l'or et les bijoux qui auraient pu être cachés en des endroits que la pudeur nous défend de nommer. Les femmes surtout l'intéressaient et il tenta même de violer publiquement une jeune fille”[21]. Même les autorités SS finissent par s'inquiéter de ces outrages à la pudeur: en avril 1944, le commandant du camp, l'adjudant-major SS Gerhard Frank, remplaçant Philipp Schmitt depuis un an, désigne une internée juive, J.Z., pour procéder à la fouille des femmes, mais toujours en présence des SS. Après cet "accueil" où l'interné prend la mesure du traitement qui l'attend pendant son séjour, une chambrée lui est assignée selon sa catégorie. Les Belges et les "mixtes" non "transportables" logent au troisième étage, dans les greniers délabrés et humides. Ces privilégiés aménagent un certain confort en ce sens qu'ils dorment sur des lits avec matelas de paille. Ils réussissent aussi à récupérer un peu de charbon[22]. Les "transportables" sont dans des salles non chauffées: Philippe Schmitt aurait fait enlever les poêles. Ils y sont entassés selon les périodes, à 80 ou 130. Hommes, femmes, petits enfants et vieillards “se mêlent en une atroce promiscuité”, écrit le clandestin Libération[23]. Au début des déportations, quand les convois quittent Malines au rythme de 5 ou 6 par mois, ils y restent peu de temps: trois, sept ou quinze jours. Les nouveaux arrivants trouvent la litière de paille laissée par les partants. Jetée à même le sol, la paille ne tarde pas à pourrir, avant la fin de l'automne 1942, la vermine et les poux pullulent. Nombre d'internés attrapent la gale et des cas de typhus se déclarent. Comme les conditions de logement,
le régime alimentaire mine la résistance physique et morale des détenus.
L'administration du camp retient certes une somme de Ce
régime alimentaire est inférieur au minimum métabolique. Il
correspond à celui de Breendonck où les détenus, soumis au travail
forcé, souffrent atrocement de la faim et meurent d'épuisement. A
Malines, où les internés restent peu de temps, quelque soixante
personnes meurent, principalement des vieillards. Les SS, responsables
de l'acheminement des Juifs à Auschwitz, sont conscients de cette
insuffisance alimentaire. Le commandant Schmitt désigne un interné,
David Gottesman, son homme de confiance pour pourvoir aux besoins des
détenus en prenant contact avec l'extérieur. La "section
juive" de Mal logés, mal nourris, les détenus souffrent davantage de l'inaction. Jusqu'à leur départ pour Auschwitz, ils restent confinés dans les salles encombrées. “Des 24 heures que compte une journée”, se plaint Joseph Hakker, “nous sommes contraints d'en passer 22 dans la chambre”[26]. “Et puis, plus rien”, note Lucien Hirsch, après avoir décrit les tâches réglementaires. “Les internés vivaient dans l'attente d'événements, attendaient leur départ vers l'Est et envisageaient les diverses éventualités selon l'humeur et le degré d'ivresse de nos geôliers”[27].. Seul un horaire immuable interrompt la monotonie de l’“atroce promiscuité" qui règne dans les chambrées”. A
six heures, le lever au cri de Aufstehen!
(debout). “On ne fait aucune
distinction entre jeunes et vieux, hommes et femmes. Même les petits
enfants doivent se lever. Une odeur pestilentielle règne dans la
chambrée”. Aussitôt, “c'est la course et la ruée pour arriver à la toilette”[28].
Il y a un lavabo pour les hommes et un autre pour les femmes. Et, les
SS, tatillons, surveillent la "propreté" des internés. Max
Boden prête une attention particulière aux pieds, plus précisément
à la plante des pieds[29].
De préférence, il exerce son contrôle la nuit, à l'improviste.
Gare au Juif pris en défaut. Fin mars 1943, le pauvre Bernard Vander
Ham l'apprend à ses dépens. Belge d'origine néerlandaise, ce représentant
en outillage mécanique est détenu depuis octobre 1942 au moins.
Mixte par son mariage, il vivait séparé de son épouse. Sans
enfants, sans amis, le quinquagénaire a sombré dans la désespérance.
Peu soigneux de sa personne, il est la victime de prédilection, le
souffre-douleur dont s'amuse le SS. Malheur à lui, ses pieds sont
sales. Max Boden le traîne dans la cour, nus pieds et à peine vêtu
dans cette nuit glaciale. Battu, le malheureux qui hurle est encore
aspergé d'eau. N'a-t-il pas les pieds sales? Épuisé par ce
"traitement", la victime regagne sa litière. Elle ne se relèvera
plus. Daté du 5 avril Pas plus que les lavabos, les toilettes ne sont en nombre suffisant pour la masse des détenus. Il y a une dizaine de W-C. et d'urinoirs toujours encombrés. Une dizaine également pour les femmes qui doivent passer par les urinoirs des hommes. Les internés sont tenus d'être prêts pour sept heures. C'est l'heure du déjeuner. Le chef de chambrée distribue les rations que la corvée a apportée. A huit heures, les hommes se rendent à l'appel dans la cour, tandis que les femmes sont de corvée dans la salle. Le chef juif du camp présente alors la troupe rangée au SS de service. Les hommes âgés de plus de soixante ans sortent des rangs; ils tourneront autour de la cour pendant que le chef juif commande la gymnastique matinale. Il y aura un second appel l'après-midi, à deux heures trente. C'est après seulement que les détenus, hommes, femmes et enfants pourront se détendre dans la cour. L'heure du coucher est laissée à la discrétion du SS de service; elle varie de dix-neuf heures à vingt-et-une heures trente. L'humeur des SS du camp se ressent de cette monotonie qu'ils imposent aux internés. Dans l'attente du départ d'un convoi, le geôlier SS s'emploie à briser la grisaille quotidienne aux dépens des internés. Le moindre prétexte sert à humilier et à terroriser le bétail humain mis à sa disposition et à se divertir de son humiliation et de sa terreur. “Parfois, sans aucune raison apparente”, rapporte Lucien Hirsch, “un SS flamand appelait les hommes, jeunes et vieux et leur ordonnait une gymnastique punitive... Flexion des genoux et rester fléchis. Couchés par terre dans la boue et flexion des bras. Les hommes recevaient des coups de matraque si cela n'allait pas assez vite à son gré. Puis courir les bras levés ou les genoux fléchis plusieurs fois autour de la cour. Cela s'appelait "sport". Le commandant Schmitt assiste parfois “à ces amusements et tire des coups de revolver en l'air pour augmenter la panique chez les internés”. Selon son caprice, il lâche son chien. Lump “se jette sur eux et les mord ( ... ) sauvagement”[30]. Dans ces divertissements cruels, les religieux orthodoxes sont une cible de choix, avec leur barbe et leurs papillotes, signes visibles de l'intensité de leurs croyances et de leur attachement profond aux traditions hébraïques. Peu avant le départ du VIIIe convoi, les SS montent dans la cour de la caserne un spectacle grotesque et odieux dont ces Juifs orientaux sont les acteurs malheureux. Vers 20 heures, ils rassemblent quelques vieillards arrêtés à Anvers. Ils leur rasent la moitié de la barbe. Les vêtements sont retournés. On corse la scène en maculant de boue les chapeaux qu'ils portent par tradition. Les SS amènent aussi des livres saints, des reliques sacrées. Ils y boutent le feu. Autour du bûcher, les vieillards ridiculisés entament une danse infernale. Les SS qui s'amusent follement couchent maintenant sur une table un rabbin de Bruxelles, Joseph Gelernter. Ses coreligionnaires exténués et humiliés au plus profond de leur être, entreprennent une ronde sans fin autour de la cour, portant la table où trône le rabbin et entonnant des cantiques[31]. Joseph Gelernter et ses compagnons bafoués et humiliés, seront exterminés à Auschwitz, à leur arrivée le 10 septembre 1942[32]. *
Publié dans 1940-1944:
les années ténèbres. Déportation et résistance des Juifs en
Belgique,
Musée juif de Belgique, 1992 |