11. Le ghetto et ses enfants, un défi à la mémoire |
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11.1 Le défi du ghetto ... *La mémoire ne fonctionne pas comme
l’histoire . Du passé, elle se souvient de ce qui lui convient dans
le temps présent et pour ses enjeux. S’agissant de la tragédie des
Juifs pendant Pourtant, la solution finale, telle que son histoire s’est déroulée en Belgique, comporte aussi cette troisième issue. Tout un ghetto, y compris ses enfants, n’a pas été déporté et, sans se rebeller, a pu survivre jusqu’aux tout derniers jours de l’occupation nazie! C’est ce ghetto qui défie la mémoire. Dans sa représentation dichotomique, elle ne lui laisse pas d’autre alternative – puisqu’il n’a effectivement pas été déporté - que de se ménager un espace … du côté de la résistance. S'insinuant par ce biais, le ghetto, surtout avec ses enfants qui ont échappé au voyage d’Auschwitz, s’impose pour la cause de sa mémoire d’en reconstruire les paramètres et d’en évacuer, avec cette révision, le principe même du sauvetage des Juifs dans l’histoire, à savoir: leur immersion dans la clandestinité. Dans le cas belge qui est à cet égard exemplaire, ce principe ne procède justement pas d’une reconstruction téléologique et anachronique qui institue ce qui est advenu en norme a posteriori de ce qui devait advenir. L’histoire ne s’écrit pas à rebours de son déroulement. La plongée des Juifs dans la clandestinité s’inscrit dans l'événement même dont elle modifie le sens. Cette rupture avec la légalité de l’occupation nazie et antisémite détermine ainsi un critère objectif d'interprétation et d'analyse des comportements et la grille de lecture qui restitue les actes et les attitudes de ses contemporains dans l’ignorance où se trouvaient la plupart du sens de son accomplissement. Dans le contexte de l’Europe occidentale, le cas belge est l'exemple peut-être le plus significatif de l'importance - en l'occurrence déterminante - du comportement des Juifs et de leur choix face aux persécutions et aux déportations raciales. Si dans ce pays, près d’un Juif sur deux a disparu dans la solution finale, les deux tiers des victimes ont été, en effet, acheminés à Auschwitz en moins de cent jours pendant la grande vague des déportations de l'été à l'automne 1942. D'emblée, l'événement a alors atteint son paroxysme. Mais dès l'automne, il perd son élan et la solution finale s'enlise, à cause de l’insoumission des Juifs. Les rescapés des grandes rafles de l’été ont pris la mesure de la menace généralisée et anonyme de déportation n'épargnant personne et, en masse, ils cherchent leur salut dans la clandestinité. Ils saisissent l’enjeu de la situation qui ne leur laisse à terme aucune sécurité s’ils demeurent à leur domicile légal et continuent à s’exhiber en rue avec l’étoile jaune qu’ils sont tenus de porter. Le statut des Juifs, mis en place
depuis deux ans, leur apparaît pour ce qu'il est du point de vue policier:
le piège qui les lui livre soumis, dociles, et résignés. Arrachant
leur étoile et quittant leur domicile, ils font alors la rupture et
prennent le risque de l’illégalité. Dans cette insoumission généralisée,
ils ne rompent pas seulement avec la légalité allemande, nazie et
antisémite. “Des difficultés
résultent”, constatent les services d’occupation, “du
fait que beaucoup de Juifs sont en possession de faux papiers
d'identité belge”[1].
A l'analyse des arrestations, le détachement de Cette rupture avec toute légalité, y compris les lois belges - il n'y a pas de moyen terme au principe d'illégalité - constitue le fait capital après les déportations de l'été 1942. Dès l'automne, l'événement juif de l'occupation nazie s'inverse et les services allemands en perdent la maîtrise. A la fin de l'année, le chef de l'administration militaire appréciant avec lucidité la situation doute du succès final et, réaliste, avertit Berlin que “les Juifs qui se trouvent dans le pays se cachent de telle sorte que l'exécution planifiée de transport ultérieur s'avérera très difficile”[3]. L'événement confirme cette prévision pessimiste du pouvoir allemand en Belgique occupée. De l'été à l'automne 1942, au temps de la soumission de leurs victimes, les SS des affaires juives sont parvenus à rassembler et à acheminer à Auschwitz près de 17.000 personnes, hommes et femmes, enfants et vieillards. La traque des Juifs qui débute à l'automne, s'avère une tout autre affaire juive. Jusqu'à leur retraite, ses agents et leurs auxiliaires recrutés sur place et parfois dans le milieu pourchassé[4] ne réussissent pas à s'emparer de plus de 8.000 autres personnes; et encore 15 % d'entre elles au moins - les Juifs belges raflés dans la nuit du 3 au 4 septembre 1943 - sont demeurés dans la légalité, piégés dans leur ‘protection’ arrivée à échéance. En deux longues années de traque, la police nazie n'a pu ainsi expédier à Auschwitz qu'un contingent inférieur de moitié à celui qu'elle a rassemblé, en trois mois au temps de la légalité de ses victimes. Si le passage massif dans la
clandestinité à la fin de l'été 11.2 Les Juifs du ghettoA l’Ouest de l’Europe, le ghetto n’est pas une concentration forcée de Juifs dans un quartier de ville emmuré qu’ils sont physiquement empêchés de quitter jusqu’à leur déportation finale. C’est une structure administrative conçue, au départ, pour “renfermer dans un ghetto moral l’économie juive en Belgique et surtout […] l'éliminer de la vie sociale”[5] et dont le “but” officiel, selon les termes de l’ordonnance du 25 novembre 1941 créant l’Association des Juifs en Belgique, est “d’activer [leur] émigration”. Les notables juifs de l’occupation, en charge des communautés religieuses et de leurs oeuvres philanthropiques et de bienfaisance, acceptent d’installer ce ghetto à l’occidental. Fonctionnant sous le contrôle permanent de l’officier SS des affaires juives, ils exécutent ses ordres, au nom d’une politique de présence et de moindre mal. Elle les justifie même de servir de relais, au début des déportations de l’été 1942, pour le rassemblement des déportés des premiers convois. Si en raison de l’insoumission
croissante des Juifs qui ne suivent pas leur appel à l’obéissance,
la police SS doit se démasquer et recourir à la force, les notables de
l’A.J.B. quelque peu perplexes persistent néanmoins à maintenir
l'institution légale juive après les rafles tant redoutées. Le passage
massif des Juifs étrangers dans la clandestinité ne les détourne
pas de cette politique de présence et d’un moindre mal à chaque
fois plus étriqué. Cette Association des Juifs en Belgique où les
citoyens belges sont surreprésentés dans la direction et le
personnel se maintient tout autant après la rafle en septembre 1943 des
Juifs de nationalité belge et l'arrestation simultanée du comité
local d'Anvers et de ses employés. Depuis sa reprise en mains après
ses tergiversations de l'automne L'officier SS des affaires juives veille aussi à ce que l’institution légale juive demeure, dans la capitale, un sanctuaire protégé. Après une bavure de ses agents – une rafle le 20 janvier 1943 à Bruxelles –, il lui garantit que “les fonctionnaires ne pénétreront pas dans les locaux de l'AJB et de ses oeuvres, ni dans les synagogues”. Toutefois, le risque d'arrestation n'est pas pour autant levé. “Y restent exposées les personnes se rendant ou revenant des locaux susmentionnés”, retiennent les délégués juifs”[8]. L'A.J.B. n'en est pas moins satisfaite des “assurances données par l'autorité occupante qu'elle n'entraverait pas la bonne marche” de ses activités sociales et son comité local de Bruxelles ne parvient pas à comprendre que “les indigents ont quelque appréhension à se rendre chaque jour dans les locaux où se fait la distribution des repas”[9]. Si, après la rafle, ils sont moins nombreux - moins d'un millier - à rechercher son assistance matérielle, l'institution juive légale continue, malgré la traque des clandestins qui se poursuit, à constituer un point de fixation pour les Juifs demeurés dans la légalité ou pratiquant une semi-clandestinité. La nouvelle politique allemande des centres d'hébergement pour enfants “abandonnés” ou personnes âgées, mise en place au printemps 1943, institue même l'A.J.B. au centre d'un ghetto légal comprenant en 1944 quelque 4.000 personnes dont environ 600 enfants. En l’occurrence, il s’agit effectivement d’un ghetto au sens urbain du terme, car, outre les dirigeants et le personnel de l’A.J.B., ainsi que leur famille – soit déjà un bon millier de personnes demeurant généralement à leur domicile –, il comprend, avec leurs pensionnaires assignés à résidence, des homes d’enfants, des asiles de vieillards, un hôpital, et même une entreprise de peaux de lapin .... Ce ghetto d’établissements reste ouvert sous la responsabilité de l’A.J.B. à qui il est formellement “défendu de laisser sortir” ses pensionnaires et qui y contrôle leur présence pour le compte de l’officier SS des affaires juives[10]. Avec son environnement de Juifs se conformant aux contraintes de leur statut légal, ce ghetto dans la ville occupe un espace nullement négligeable dans la solution finale. Il englobe 8 % de la cartothèque juive de la police SS à Bruxelles. Dans les dernières semaines de l’occupation, ces milliers de personnes dont la fiche indique l’adresse lui fournissent une réserve susceptible d’inverser son score dans l’“évacuation des Juifs” de son ressort territorial. Avec le départ du XXVIe convoi dont ils ne savent pas encore, le 31 juillet 1944, qu’il est le dernier, ses agents ont fait disparaître seulement - si on ose dire - 44% des Juifs du pays. Ils laisseront en l’état le rapport entre les morts et les vivants. Pour avoir trop tardé à opérer la dernière grande rafle au domicile des Juifs légaux et dans les établissements de l’A.J.B., ils ne parviendront même pas à l’effectuer, faute de carburant pour leurs camions dans la débâcle des derniers jours[11]. Ces milliers de Juifs disponibles pour la déportation jusqu’à la veille de la libération sont finalement des survivants comme les dizaines de milliers de Juifs qui se cachaient depuis l’automne 1942 et que les traqueurs antijuifs n’ont pas pu débusquer. Tout autant qu’en demeurant dans la légalité jusqu’à la veille de la rafle tardive et avortée de la fin d’août 1944, ils ont failli inverser le rapport des morts et des vivants dans l’histoire, ils font peser une hypothèque sur sa mémoire, celle d’une “plaie béante”. 11.3 ... une “plaie béante”La mémoire a toujours une dimension sociologique. Ce sont toujours des personnes qui se souviennent et elles se souviennent parce qu’elles se rattachent à une histoire. Or, l’A.J.B ne concerne pas seulement l’histoire personnelle de ces milliers de Juifs qui ont peuplé son ghetto, elle interpelle aussi les autres dix fois plus nombreux, dont l’histoire a pris un tout autre cours[12]. Et justement parce que l’histoire a tranché, la question se pose désormais dans la mémoire en terme de jugement a posteriori sur les comportements personnels. C’est dire, comme le constate encore en 1993 un observateur non juif fort circonspect, que cette “question de l’A.J.B. reste une plaie béante dans le monde juif actuel et il serait malvenu de la réactiver”[13]. Mais il est inévitable, quelle que soit la médecine appliquée, qu’elle se rouvre, car cette déchirure n’est seulement dans la mémoire. C’est dans l’histoire même que l’A.J.B. divise les Juifs. En l’occurrence, le mot est faible. A vrai dire, ils s’affrontent, et même au sens physique du terme. Le sang a coulé dans ce combat fratricide autour de l’A.J.B. Les frères se sont entre-tués
comme Abel et Caïn. La référence biblique s’impose. Un journal
clandestin en langue yiddish l’utilise, à quelques mois de La résistance juive n’a pas découvert
la ‘traîtrise’ de Caïn
au moment des déportations.
C’est dès l’ordonnance créant l’institution juive qu’elle
s’affirme, en tant que telle, au nom des “masses
juives sous la botte de l'occupant”. Dès décembre 1941, une
presse clandestine en yiddish proclame, non sans quelque illusion,
qu’“en Belgique, il n'y aura
pas de Juifs quelle que soit leur nationalité, belge ou allemande, qui
accepteront la mission traîtresse d[e l']aider […] en organisant la
communauté obligatoire”[15].
Les notables qui acceptent bel et bien de l’organiser n’ignorent pas
au printemps 1942 ce qu’ils appellent les “rumeurs
médisantes et calomniatrices” qui circulent parmi les Juifs[16].
C’est que les termes en usage dans la clandestinité pour stigmatiser
les dirigeants de l’A.J.B. sont implacables. Un tract toujours en
yiddish du Linke Poale Sion – le parti ouvrier sioniste de gauche –
diffusé pour le deuxième anniversaire de l’invasion du pays les dénonce
comme la “représentation nazie directe”, “l'exécuteur
direct de Cette violence d’Abel contre Caïn n’exprime pas seulement les emportements passionnels de la polémique politique. Au plus fort des déportations de l’été 1942, elle se traduit, du côté des Juifs communistes, en violence physique contre l’A.J.B. Le 25 juillet, deux jours avant l'ouverture du camp de rassemblement à la caserne Dossin à Malines, leurs partisans investissent l’un des bâtiments de l’A.J.B. à Bruxelles et brûlent le fichier que le service juif de la “mise au travail” confectionne sur ordre de la police SS. Ils ne manquent pas pendant cette action de faire ce qu’Alfred Blum, témoin oculaire, appelle par euphémisme de “la morale”. Dans les termes que mentionne son “rapport sur l’incident”, l’un des partisans “nous déclara”, écrit-il, “que nous travaillions, non pas dans l'intérêt des Juifs, mais contre leur intérêt”[17]. Il est peu probable que, agitant son revolver, comme le signale Alfred Blum, l’homme se soit exprimé avec la modération qu’on lui prête. Un mois plus tard, c’est “un bras vengeur” qui, selon les termes du compte rendu de l’attentat dans Le Drapeau Rouge, abat en rue le chef juif de la “mise au travail”, le 29 août[18]. D’après le journal clandestin communiste, la victime “n'avait pas hésité à coopérer avec l'occupant pour martyriser ses concitoyens juifs”. Se félicitant que “le nombre de personnes ne répondant pas aux convocations n'a cessé de croître”, le parti communiste appelle à cette terreur contre les “complices” des “bourreaux antisémites”. Il pense à tort qu’après l’attentat de ses partisans, “la gestapo” fermerait désormais “les locaux de cette institution devenue inutile”. En tout état de cause, quelles que soient les stratégies de ses contemporains, cette A.J.B. à laquelle s’opposent aussitôt les formations juives de résistance, pose question du point de vue belge, dès sa mise en place sur ordre de l’occupant allemand. Sans doute, les autorités nationales s’abstiennent-elles de la soulever. Depuis l’automne 1940, les secrétaires généraux des ministères belges ont accepté, en optant pour une politique dite d’“exécution passive” des ordres de l’occupant dans la question juive, de prêter leurs services à la mise en œuvre de ses ordonnances antijuives. Instituant l’A.J.B., l’administration allemande la dote de “la capacité légale selon le droit belge” et conçoit ses “fondements juridiques [de manière à ce] qu'ils permettent aux services belges de continuer leur travail sur cette base”. L’ordonnance la créant stipule donc, dans son paragraphe 3, qu’elle est “placée sous le contrôle du ministère de l'intérieur et de la santé publique”. Le secrétaire général de ce ministère se prête à la manoeuvre: il doit sa nomination aux pressions de l’occupant qui a tenu à imposer, dans cette place stratégique, une personnalité du principal mouvement d’ordre nouveau en Flandre. Le 21 mars 1942, sur simple “communication” de l’administration militaire, il laisse publier les statuts de l’A.J.B – avec leur référence à la législation antijuive de l’occupant – dans le Moniteur belge des arrêtés ministériels et autres arrêtés des secrétaires généraux. “C'est […] la première fois dans l'histoire ‘belge’”, se réjouit aussitôt la presse antijuive, qu’“un décret paraît dans le Moniteur basé sur le principe de la race”. Ses adeptes y lisent l’assurance que “le pays sera bientôt épuré des Juifs”[19]. Cette publication inattendue ne
manque pas d’être dénoncée dans la presse clandestine. La question de savoir si du point
de vue légal, les directeurs de l’A.J.B., la plupart de nationalité
belge au demeurant, sont effectivement coupables d’incivisme sera posée,
dès 1945, à la justice belge, mais ce “procès
de l’A.J.B. n’aura pas
lieu”, comme l’explique 11.4 Un procès qui n’a jamais eu lieuIl faudrait exposer l’analyse à laquelle procède ce juriste dans son diplôme d’étude en histoire à l’Université catholique de Leuven. Il examine du double point de vue juridique et historique le dossier d’instruction-enquête à charge d’Ullmann et consorts et détermine dans quelles conditions l’auditorat militaire prononce, en 1947, une ordonnance de non-lieu. Il montre comment la défense des inculpés, assurée par une personnalité du judaïsme consistorial d’avant guerre, réussit avec succès à évacuer l’intention méchante requise pour une éventuelle condamnation, du moins des actes posés avant 1943. Le juriste-historien démonte le principe de cette défense qui consiste à faire passer l’A.J.B. “comme une entité abstraite, unique et agissant dans un bel ensemble, ce qui est absurde”, et par ce biais, à mettre “à [son] actif[…] les actions de certains notables n’ayant pas à proprement parler, une conception de la résistance conforme à cette des prévenus”[21]. A cet égard, Comme l’écrit C’est que la vérité judiciaire
est comme la mémoire: elle ne se souvient que de ce qu’elle veut bien
se souvenir. Or, dès 1945, avant même le retour des déportés dont on
ignore toujours le sort réel malgré la libération d’Auschwitz en
janvier, on considérait, dans des milieux officiels bien informés, que
l’A.J.B. avait joué un rôle de premier plan dans l’aide aux Juifs.
En témoigne une publication d’avril 1945, le journal Grande
Bretagne & Etats-Unis, expliquant que “cet organisme, injustement soupçonné par certains patriotes parce que
créé par une ordonnance allemande, s'occupa, dès 1941, à alléger
sort des Juifs malheureux, leur fournissant, ainsi qu'à leurs
coreligionnaires enfermés à Malines, des secours en vêtements, créant
des homes pour les vieillards et les enfants juifs que 11.5 Une réhabilitation en sourdineIl n’empêche qu’en
reconstituant ses institutions et organisations avec le retour au pays
de leurs principaux dirigeants d’avant-guerre absents depuis mai 1940,
le judaïsme officiel écarte des institutions consistoriales et
communautaires les personnes restées en Belgique pendant l’occupation
et dont l’activité dans l’A.J.B., y compris dans ses homes,
n’obtient pas l’aval du C.D.J. Ce dernier n’a pas attendu le
retour du gouvernement belge et des notables d’avant-guerre pour “s'accaparer de tout le pouvoir” et “ten[ir] à l'écart” les “anciens
dirigeants de l'association”, comme le déplore l’un d’eux en
constatant, trois semaines après la fin d’une occupation nazie et
antisémite, qu’à son point de vue, “les
affaires juives sont démontées”[24]!
Sortis de l’ombre, les résistants juifs les prennent en mains, le
C.D.J. continuant à administrer les rescapés de la clandestinité dans
le cadre désormais d’une Aide
aux Israélites Victimes de Les dirigeants du judaïsme
consistorial lui empruntant le pas ne suivent toutefois pas la résistance
juive dans sa détermination à ‘épurer’ la communauté rescapée
de l’occupation. Ils laissent une exception hautement significative
dans l’ostracisme qui frappe les anciens notables de l’A.J.B. car
elle annule la portée morale de cette mise à l’écart. Son ancien président,
Salomon Ullmann, le Grand Rabbin du temps de l’occupant qu’on n’a
pas démis de son titre pendant l’instruction de son affaire devant
l’auditorat militaire, conserve sa fonction jusqu’à son décès en
... 1957. Cette ambiguïté préfigure les tentatives répétées de réhabilitation en sourdine de l’A.J.B. De manière très révélatrice de la tendance, ce révisionnisme juif se faufile dans l’ouvrage qui inaugure en 1965 l’historiographie des Juifs de Belgique pendant l’occupation[25]. L’opuscule est publié pour le vingt-cinquième anniversaire de l’invasion du pays. Il est, à tous égards, apologétique. Il concerne Les Belges face à la persécution raciale et entend, à leur égard, “remplir, au nom de tous les Juifs de Belgique, un devoir élémentaire de profonde gratitude”, comme l’écrit son préfacier, ancien président du Consistoire Central Israélite. Ce dernier a dirigé cette enquête
sur les Belges, confiée à
l’épouse d’un ancien membre du comité local de l’A.J.B. de Liège.
L’auteur remplit certes son devoir. Son texte fait le panégyrique
d'une Belgique exemplaire rassemblée comme un seul homme derrière sa
famille royale pour le sauvetage de ses Juifs. Ce premier coup d’essai est très symptomatique des querelles de la mémoire juive en Belgique. Dans ce petit pays où ses disputes intestines se manifestent plutôt par des comportement qu'à travers des débats, la réhabilitation de l'A.J.B. prend option sur l’historiographie en lui imposant par avance sa vérité d’écriture. La parution des Belges face à la persécution raciale où la résistance est si mal lotie devance de huit ans la publication en 1973 qui doit beaucoup aux remous que ce petite livre a suscités d’un ouvrage enfin consacré au Comité de Défense des Juifs. Traitant – en termes de résistance – du sauvetage clandestin des enfants juifs, cette étude de Lucien Steinberg ne peut faire l’impasse - l’auteur est historien – sur ce qu’il qualifie de “rôle des plus néfastes” de l’A.J.B. au moment crucial des grandes déportations de l’été 1942[26]. Mais l’historien français, appelé à la rescousse d’une mémoire juive en dispute, y compris au sein de la résistance[27], tente d’échapper à ce piège belge en dépassant ses tensions intestines avec une théorie des deux A.J.B. qui avait déjà égaré l’enquête judiciaire de 1945-1947. Dans cette interprétation, il y aurait eu une A.J.B. “servant de couverture aux déportations effectuées par l'occupant” au cours de l'été 1942, et une autre, datant de l’automne qui serait devenue la “couverture officielle de nombreuses entreprises du C.D.J.”. Cette lecture en double part évacue la problématique historique de la politique de présence et de moindre mal des notables de la communauté juive, une politique dont ils exploitent toutes les ressources jusqu’à la veille de la libération, et notamment en installant sur ordre de l’autorité d’occupation un réseau d’homes d’enfants et d’asiles de vieillards. Ce sont justement les anciens pensionnaires de ces homes de l’AJB qui seront à la fin des années ’80 le point d’appui d’une autre tentative plus consistante et toujours en cours de réhabiliter non pas une institution créée sur ordre de l’occupant nazi pour exécuter ses ordres antijuifs, mais ces Juifs qui en ont été les acteurs et dont on reconstruit, pour les besoins de la mémoire collective, une image enfin présentable[28]. Comme dans les années ’60, il
s’agira dans ce débat de mémoire d’anticiper le mouvement en
imposant d’emblée son écriture. Dans ce temps des derniers témoins
de la déportation et de la résistance, la mémoire juive se transforme
avec la prise de parole d’une nouvelle génération, celle de
l’Enfant caché qui prend le relais. Le phénomène nouveau ouvre un
nouveau champ dans l’historiographie. Tandis que “la mémoire des enfants juifs cachés pendant Mais ce chantier historiographique de l’enfance juive est pourtant déjà grevé de l’hypothèque de l’A.J.B. et de ses homes d’enfants. 11.6 L’hypothèque des homes de l’A.J.B.Avec une avance de cinq ans, les
homes de l’A.J.B. et leurs enfants occupent le terrain. En 1989,
Sylvain Brachfeld publie en Israël et à compte d’auteur un livre en
français qui leur est consacré. L’ouvrage s’essaie à faire la
balance entre “la signification positive ou négative des homes dans le cadre de
l’histoire de Dans le sillage de cette inversion de l’histoire, ces homes de l’A.J.B. dont les pensionnaires ont donc échappé à la déportation deviennent, en 1997, “le récif de l’espoir”[33]. Dans ses “souvenirs de guerre”, l’ancienne directrice du Home de Wezembeek-Oppem n’explicite pas ce titre flatteur, mais très significativement, elle signe ses mémoires de son double nom d’épouse et de jeune fille. Une telle signature n’est pas anodine. A l’époque, Marie Albert n’était pas encore l’épouse d’Alfred Blum que son texte appelle familièrement Freddy. Bien que cela n’apparaisse guère dans ses souvenirs de guerre, son futur époux fut un des personnages-clef du comité local de l’A.J.B. de Bruxelles. Officiellement, il en était le trésorier, mais son rôle - à en juger par les traces qu’il laisse dans les archives de l’A.J.B.[34] - ne se limite pas à cette fonction. Elle n’est pourtant nullement négligeable dans cette administration obligatoire des Juifs de la capitale qui leur impose de lui verser un impôt d’adhésion dans des termes dont une pétition dénonce alors “le ton par trop impératif”[35]. Ce “Freddy” des mémoires de l’ancienne directrice n’était pas seulement l’un de ces “fils de [ces] notable[s]” de l’A.J.B. qui s’activent dans son administration et dont les pères “n’étaient pas murs politiquement”, au jugement de l’épouse Alfred Blum un demi-siècle après[36]. L’auditorat militaire,
instruisant l’affaire Ullmann et consorts, jugea qu’en tout état de
cause, Alfred Blum y avait sa place et que son rôle personnel parmi ces
notables aurait été même plus déterminant que celui de son père. La
justice belge fit par contre l’impasse sur les titres de Marcel Blum
à figurer dans une procédure à charge d’incivisme. Pourtant,
c’est le père qui, membre du conseil d’administration de Le lecteur du “récif de l’espoir” n’y devinera guère cet arrière-plan des “souvenirs” de l’ancienne directrice d’un des homes de l’A.J.B. Il n’y lira qu’une image qui se veut acceptable pour la mémoire juive de cette institution juive légale de l’occupation nazie. Dans ce temps de la mémoire où les enfants juifs sont un enjeu essentiel, Marie Blum-Albert et son “home d’enfants juifs” pendant “la guerre” sont le fer de lance d’une véritable entreprise de lobbying au sens propre du terme. La publication des “souvenirs” en 1997 n’en est pas la première étape et sans
doute pas non plus la dernière. Cinq ans plus tôt, l’opération
Blum-Albert obtient un premier succès en gagnant à sa cause rien de
moins que le Sénat des États-Unis. Dans sa commémoration de
l’Holocauste, il lui décerne le titre d’“héroïne
de Wezembeek-Ophem”[38].
Avec ce panégyrique américain, son home entre dans la commémoration
comme le lieu où les “enfants
sont logés, nourris, éduqués, et surtout cachés de Par ce détour américain, la citoyenne belge Marie Blum-Albert qui aurait donc sauvé 50 à 100 enfants juifs de la “brutalité de l’Holocauste“ accède à un statut qu’elle n’a pas revendiqué dans son propre pays au temps de la reconnaissance nationale. Dans l’après-1945, l’État belge reconnaissant les services rendus accordait le titre de résistant civil entre autres aux personnes qui avaient sauvé des Juifs en les cachant. C’est dans ce cadre que le C.D.J. se voit reconnaître comme mouvement de résistance civile habilité à décerner les attestations indispensables à l’attribution du titre revendiqué. A défaut de cette reconnaissance belge, Le récif de l’espoir s’autorise du certificat américain pour justifier les droits de son auteur à ce titre d’“héroïme de Wezembeek-Ophem”. Sous la plume de Marie Blum-Albert, les homes de l’A.J.B. deviennent donc “en quelque sorte [le] paravent à l’organisation de l’enfance cachée”. Mais, à l’en croire, ils offraient bien d’autres avantages: “nous avons recueilli, élevé et soigné des enfants dont personne ne voulait”, prétend-elle[40], parce qu’ils auraient été fichés à la police SS[41]. L’ancienne directrice se fait même un titre gloire de leur avoir apporté une “éducation sioniste” et “juive”. Elle leur a évité ainsi “le traumatisme supplémentaire d’avoir à changer de nom, à jouer les enfants de choeur ou à faire semblant de prier”[42]. Dans ce discours de la mémoire où la parole du témoin envahit l’espace de l’histoire, l’A.J.B. est donc pleinement justifiée d’avoir ouvert et maintenu ces homes d’enfants. Ses notables n’étaient donc peut-être “pas murs politiquement”, mais du moins, en permettant à leur personnel d’organiser l’hébergement des enfants, ils avaient tout de même vu juste. L’historien, qui n’a d’autre
devoir que le respect des faits, notera que ce discours
d’aujourd’hui n’est pas celui d’hier. A l’époque, le témoin
ne se détermine nullement en référence au “traumatisme
supplémentaire” de l’enfant caché contraint de ne pas paraître
juif pour sa sauvegarde physique. Cette ancienne secrétaire d’un établissement
consistorial d’avant guerre - Sans doute, comme se plaît à le mentionner Marie Albert, à l’A.J.B., “certains de ses membres travaillaient pour les deux organisations”[43]. Mais, ce faisant, ils n’agissaient justement pas avec son approbation et compromettaient par ce comportement illégal, sa propre politique légaliste de présence et de moindre mal. 11.7 Un “paravent à l’organisation de l’enfance cachée”?Le comité directeur de l’A.J.B. ne manque pas, le 4 juin 1943, de rappeler à ses collaborateurs et à son personnel que l’activité de l'institution juive s’exerce "dans le cadre des lois belges et des ordonnances de l'autorité occupante". Ce rappel à l’ordre intervient, non pas le surlendemain, mais bien quinze jours après que l’officier SS des affaires juives a fait arrêter Maurice Heiber, ainsi que sa femme, Estera. Cette arrestation survient après que les partisans ont enlevé 15 enfants que les traqueurs de Juifs venaient de localiser au Couvent du Très Saint-Sauveur, à Anderlecht. L’enlèvement provoque la colère de l’officier SS qui, arrêtant Heiber, convoque le lendemain les directeurs de l’A.J.B. D'après le compte rendu laconique qu'ils rédigent pour leurs collègues, le chef S.S. leur déclare qu'“il soupçonnait l'Association d'être en relation avec des groupements terroristes. Cette assertion”, insiste le document juif officiel, “fut réfutée au moment même par les membres du comité directeur et plus tard par Mr. L. Rosenfeld lors de ses visites au service de sécurité". Le journal d’un des directeurs précise qu’ils assurèrent l’officier SS qu'ils ignoraient “tout de cette histoire et que le fait d'avoir enlevé les enfants était contre [leur] intérêt”. Aussi, “après avoir reçu un blâme parce que nous ne savions pas ce qui se passait en dehors de l'A.J.B., nous pûmes partir”, confie-t-il à son journal[44]. Le blâme est, à tous points de vue, amplement justifié. A l’époque des faits - au contraire de ce qu’une mémoire complaisante veut faire passer –, l’institution juive ne s’implique en aucune manière dans les pratiques clandestines et illégales de ceux de ses cadres, quelques-uns seulement, qui “travaillent” pour le C.D.J. Très significativement, l’arrestation de Maurice Heiber n’amène aucunement son successeur au service des enfants de l’A.J.B. à s’engager dans le travail clandestin. Alfred Blum - car c’est de lui qu’il s’agit - , étendant le réseau des homes pendant l’été 1943, ne prend même aucune disposition conspirative pour assurer la sécurité de leurs pensionnaires, en cas de danger. Et, dans ce temps de l’histoire, “le récif” de son amie, la directrice du home de Wezembeek-Ophem fonde tout son “espoir” sur la seule existence légale de l’établissement. Pourtant, avec le rassemblement de plusieurs centaines d’enfants dans quelques bâtiments, le risque d’une arrestation massive est prévisible. Il en est de même avec les nouveaux asiles de vieillards. On le sait à l’A.J.B. S’agissant des vieillards qui sont des adultes, le comité de Bruxelles de l’A.J.B. décide, en guise de mesure de précaution, que “les personnes y admises signeront un formulaire dégageant la responsabilité de l'Association, attestant que celle-ci ne peut donner aucune garantie de sécurité. L'Association ne peut, en effet, laisser aux pensionnaires l'impression qu'ils sont complètement en sécurité. Les pensionnaires y séjourneront donc sous leurs responsabilités”[45]. Quoiqu’il soient conscients de ce
que la sécurité de leurs pensionnaires reste aléatoire, les
responsables de l’A.J.B. ses directeurs comme ses chefs de service et
directeurs ou directrices de ses établissements ne conçoivent
d’autre alternative que légale. Aussi lorsqu’à la fin d’août
1944, devant la menace d’une rafle monstre des Juifs légaux, ils décident
enfin de saborder l’A.J.B., c’est aux autorités belges qu’ils
confient leurs pensionnaires. Avec l’effondrement des immunités dont
ils n’ont cessé de jouer, eux-mêmes font ce que la plupart des Juifs
ont fait deux ans plus tôt: ils se cachent. Mais, ils découvrent
soudain ce qu’ils n’ont pas pu concevoir en 1942 qu’en l’absence
de toute institution juive légale, la responsabilité de l’hébergement
des vieillards et des enfants que les autorités allemandes avaient décidé
de ne pas déporter provisoirement incombait aux institutions
officielles belges et, en conséquence, impliquait directement les
autorités belges dans leur protection. Et, en effet, sabordant
l’A.J.B. à moins de quinze jours de la libération, ils remettent les
asiles de vieillards à Quant aux enfants, ils les confient à l’institution qui intervient déjà dans la gestion des homes juifs, l’Oeuvre Nationale de l’Enfance. Le lecteur du “récif de l’espoir” apprendra certes que la directrice du home de Wezembeek-Ophem “se rendi[t alors] en castastrophe à l’O.N.E. où [elle] supplia Melle Névejean de trouver des refuges pour les enfants. Ce dont elle s’acquitta avec diligence”[46]. Mais ce lecteur, pour peu qu’il s’interroge, ne comprendra pas, avec ces “souvenirs de guerre” de Marie Blum-Albert, comment il se fait qu’Yvonne Névejean, la directrice d’une institution officielle ayant pignon sur rue comme l’A.J.B., soit ainsi en mesure de donner immédiatement des “instructions” pour conduire en lieux sûrs ces enfants juifs demeurés dans la légalité jusqu’à ce que les SS des affaires juives se décident à les arrêter. L’explication détruirait toute la reconstruction des mémoires de l’ancienne directrice d’un home de l’A.J.B. C’est qu’à la différence de Marie Albert, épouse Alfred Blum, Yvonne Névejean qui n’est pas juive, est, quant à elle, et depuis la fin de 1943, membre de la commission enfance du Comité de Défense des Juifs avec qui elle collabore activement depuis le printemps précédent. Or, ce qui a décidé ce haut fonctionnaire d’état à s’engager ainsi, avec ses principaux collaborateurs, dans une action illégale de résistance, c’est paradoxalement son implication officielle, dès l’été 1942, dans les homes de l’A.J.B. et plus particulièrement, celui de Wezembeek-Ophem. C’est avec son concours que ce nouveau home s’ouvre en septembre 1942. Il est réservé exclusivement aux enfants que les autorités d’occupation disent “abandonnés”. Ils sont, en août, quelques dizaines que leurs parents convoqués à Malines ont laissé à des voisins, lesquels en toute innocence les ont renseignés au service social de l’A.J.B. que dirige alors Maurice Heiber. L’occupant ne l’ignore pas et interdit leur présence chez des particuliers ou dans des établissements non juifs. Leur hébergement incombe à l’A.J.B. comme l’ouverture des écoles primaires juives à la toute prochaine rentrée scolaire. A Bruxelles, seules deux écoles fonctionneront effectivement dont l’une précisément au nouveau home de Wezembeek-Ophem. C’est qu'entre-temps, les rafles ont commencé et, à l’A.J.B., Maurice Heiber, en charge du dossier du nouvel home à installer, s’inquiète, d’autant que l’officier SS des affaires juives suit les préparatifs de loin mais avec vigilance. Heiber, entré à l’A.J.B. par philanthropie, commence à réaliser le piège où elle le conduit. A ce moment, la résistance juive ne l’a encore recruté. Mais, lui n’a pas besoin de ce contact pour redouter le pire pour la sécurité des enfants dont il prépare le rassemblement dans le nouveau home. Le 20 septembre 1942, il confie son appréhension à Yvonne Névejean. D’après le compte rendu de l’entretien qu’on ne trouve évidemment pas dans les annexes du “Récif de l’espoir”, le haut fonctionnaire du ministère de la santé publique et de la famille “ne pouvait concevoir les rumeurs et les craintes qui circulent à ce sujet". Dans son rapport, Heiber acte la réponse d’Yvonne Névejean: elle "m'a confirmé que l'O.N.E. lutterait pour cette question et que tout son crédit serait engagé pour cette défense”[47]. Il ne faut guère plus d’un mois pour qu’Yvonne Névejean réalise que les craintes de Maurice Heiber sont pleinement fondées. Le 30 octobre, la femme d'ouvrage non juive du home de Wezembeek-Ophem, Julia Dehaes avertit l’O.N.E. par téléphone que les Allemands viennent de rafler les 80 Juifs, qui s’y trouvent, enfants et personnel. Névejean, en catastrophe, alerte la reine Elisabeth dont l’intervention immédiate auprès de l’administration militaire fait libérer les enfants de Malines. Les tribulations dramatiques des enfants, libérés in extremis et ramenés à Wezembeek-Ophem, comptent sans doute pour beaucoup dans la manière dont la directrice de l'O.N.E. conçoit désormais la défense des enfants juifs. Le comité qui l'organise dans la clandestinité lui rend à la fin de 1943 l’hommage qui convient. "C'est quelques mois après le début de l'action qu'on entra en contact avec la direction d'une des principales oeuvres du pays qui s’intéressait vivement à notre travail”, signale le rapport du C.D.J. en Suisse, “et si l’on a pu continuer sans arrêt le nouveau placement [des enfants], c'est grâce à l'aide morale aussi bien que financière qui fut prodiguée de ce côté”[48]. 11.8 Des homes juifs de l’occupant !Le revirement de la directrice de l’O.N.E. après la rafle du home de Wezembeek-Ophem comme l’adhésion de Maurice Heiber au Comité de Défense des Juifs indiquent bien que les homes de l’A.J.B. n’appartiennent à l’histoire du sauvetage des enfants juifs pendant l’occupation nazie. Les acteurs parmi les plus impliqués dans le sauvetage ne conçoivent pas les homes comme ce “paravent à l’organisation de l’enfance cachée” qu’une mémoire en mal de légitimité veut faire passer pour de l’histoire. A l’époque des faits - in tempore non suspecto, devrait-on dire –, loin de leur apparaître comme un “récif de l’espoir”, ils y redoutent un réel péril pour la sécurité des enfants juifs. "J'étais
atterré", écrit le père Bruno Reynders, en novembre 1943. Le
moine bénédictin de Louvain avait placé cinq enfants juifs au home
des Anges, à Néchin. “Après
un temps assez court”, explique-t-il dans ce billet à un militant
liégeois de ce réseau chrétien de placement, “ Certes à cette date, – car il
n’en est pas ainsi auparavant, du moins dans le cas de l'orphelinat
israélite d’Anvers qui servait d’annexe de la prison de Les dirigeants de l’AJB perçoivent ce paradoxe, mais leur stratégie de présence et de moindre mal leur interdit d’en saisir la portée. "On n'y comprend rien du tout", avoue l’un des directeurs après la visite de l’officier SS des affaires juives au nouvel hospice juif d'Auderghem, le 25 août 1943. Le notable juif se demande "ce que ces gens ont comme idée derrière la tête. D'un côté, ils prennent les gens dans leur maison et les envoient en Pologne ou ailleurs. D'un autre côté, ils sont intéressés à ce que les vieux soient mieux logés et ne manquent de rien"[50]. Et ce directeur de l’AJB révèle le ressort de sa politique de présence: "Nous, cela nous intéresse beaucoup parce que c'est toujours du temps de gagné et cela est, pour le moment, beaucoup plus important". Ce rassemblement d’enfants et de vieillards assignés à résidence dans le ghetto de l’A.J.B. et sous sa responsabilité est aussi, pour l’officier SS des affaires juives, une manière de gagner du temps. Alors que ses traqueurs s’épuisent à les débusquer au coup par coup, il saisit l’opportunité de l’ouverture des nouveaux centres d’hébergement pour tenter de faire sortir les Juifs de leurs cachettes. Il charge l’A.J.B. d’annoncer une amnistie générale. Lui donnant ses instructions, il l’assure que les personnes concernées, “qui s'étaient cachées jusqu'à présent ne seront pas inquiétées de ce fait une fois qu'elles auront réintégré un domicile légal”[51]. L’“idée derrière la tête” qui inspire sa sollicitude et sa bienveillance se laisse deviner avec le précédent de la rafle du home de Wezembeek-Ophem. Cette rafle dans un home installé
à peine depuis un bon mois indique, dans le contexte des grandes déportations
de 1942, l’acharnement des policiers SS et leur empressement à tout
tenter pour accomplir leur tâche, quelles qu’en soient les difficultés.
Cette descente sur Wezembeek-Ophem survient, en effet, à la veille du
dernier transport de l’année. La formation des deux convois qui le
constituent, les convois XVI et XVII, donne la mesure des difficultés
des SS des affaires juives, depuis qu’ils ont perdu le contrôle de la
masse des Juifs. Ils n’ont pu réunir le contingent à déporter, le
31 octobre, avec les détenus du camp de rassemblement. Il se compose à
80 % des “travailleurs obligatoires” que l’administration
militaire à déporter pendant l’été dans les camps de
l’organisation Todt au Nord de Les SS n’ont pas manqué, en recourant à l’A.J.B., de profiter de la circonstance pour élargir la part du camp de rassemblement dans ce dernier transport de 1942. Convoquant le délégué juif le 30 octobre, l’officier SS des affaires juives lui annonce l’arrivée des “travailleurs obligatoires” et lui intime l’ordre de prévenir, “par tous les moyens possibles”, les familles “qu’elles peuvent se rendre à Malines pour y rejoindre leurs parents”. “Tout doit être exécuté aujourd’hui”, rapporte le représentant de l’A.J.B. à son comité directeur. Mais, désormais plus rien ne peut l’être. L’A.J.B. n’a pas plus d’emprise sur l’ensemble de la population juive que les officiers SS. Son domaine s’est réduit comme une peau de chagrin. Et la fébrilité des SS des affaires juives réduit plus encore son audience. A défaut d’atteindre la masse des Juifs, ils se rabattent sur ses institutions. Le 27 octobre, ils font une descente à l’école juive de la rue Allard à Uccle où ils arrêtent les instituteurs de nationalité non belge qui seront déportés. L’autre école juive que l’A.J.B. est parvenue à organiser est au home de Wezembeek-Ophem. Ils y descendent le 30 octobre, arrêtant non seulement les instituteurs, mais également les enfants du home et son personnel. Le
récif de l’espoir - ces “souvenirs
de guerre dans un home d’enfants juifs” - débute curieusement
par le récit de cette rafle comme s’il instituait l’“héroïne
de Wezembeek-Ophem” dans ses
droits à la reconnaissance américaine qui honore Marie Blum-Albert
depuis 1992. Dans la lecture américaine, à ce “moment
crucial”, la directrice du home “intervient,
refusant fermement d’aider les Allemands à les prendre”, en
sorte qu’avec “l’aide de Cette libération paradoxale inscrit la problématique tout aussi paradoxale des centres d’hébergement de l’A.J.B. dans les contraintes qui hypothèquent la politique générale du pouvoir d’occupation, y compris dans la question juive. Dans le traitement de celle-ci, l’administration militaire a le souci constant, ainsi qu’elle le rappelle à la police SS pendant la grande vague des déportations, d’éviter tout ce qui pourrait avoir “des conséquences extrêmement fâcheuses au point de vue politique”[55]. L’action antijuive qui se déroule dans son territoire ne peut provoquer une crise politique avec les autorités belges et compromettre leur participation indispensable à l’administration du pays. C’est pourquoi la police SS n’est pas autorisée, en 1942, à déporter des Juifs de nationalité belge, et ce non pas, comme persiste à le dire une mémoire tronquée, “selon un accord négocié par S.M. la reine Elisabeth”[56]. C’est tout autant pour amortir l’impact des déportations et prévenir les interventions possibles des autorités du pays que l’administration militaire substitue en 1943 à l'immunité des Juifs belges arrivée à échéance l’exception des enfants dits abandonnés et des vieillards[57]. La création et l’extension du réseau d'hébergement ne résultent pas d’une stratégie de défense juive dont l’A.J.B., ses dirigeants et son personnel, seraient les acteurs. Les homes d’enfants et les asiles de vieillards témoignent du sens de l’opportunité ... des autorités militaires d’occupation. C’est toujours l’administration militaire qui décide et autorise et l’AJB qui, exécutant les ordres sous le contrôle de l’officier SS des affaires juives, y adapte sa politique de présence et de moindre mal, un moindre mal à chaque fois plus étriqué. La
mémoire courte des acteurs de cette politique de présence peut certes
présenter l’A.J.B. comme le “récif
de l’espoir”. C’est qu’effectivement les pensionnaires de
ses établissements n’ont pas été déportés. Mais, ils ne sont pas,
dans l’histoire, les heureux bénéficiaires d’une autre liste
Schindler que des gens de l’A.J.B. particulièrement astucieux
seraient parvenu à concocter en neutralisant l’un ou l’autre Führer
SS du camp de rassemblement ou de Dans sa trivialité, l’histoire est toujours rebelle aux complaisances d’une mémoire en mal de légitimité. *Publié dans la revue Points Critiques, n° 60, août/septembre 1997 et repris dans Cahiers d'Histoire du Temps Présent, Bruxelles, n°3, 1998, pp. 340-370. [1]. CDJC-CCXX-VII
a 13 (BG 5219) “Service des Affaires étrangèr
es, Bruxelles, 24 septembre 1942, signé: Bargen”. |