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13.1 Une lecture paradoxale*La question de l’impact de la révolte
du ghetto de Varsovie appelle, dans le cas de Abordée en termes d’histoire, une telle lecture n’est pas aussi paradoxale qu’il le paraît de prime abord. Elle s’est pratiquée en marge de l’opinion clandestine et elle ne présenterait d’autre intérêt qu’anecdotique si elle n’était, à dire vrai, tout à fait typique. Le paradoxe illustre dans ce cas jusqu’à la caricature les pesanteurs de l’idéologie et de la politique dans la prise de conscience du génocide en cours à l’Est de l’Europe. Plus encore que l’histoire advenue, celle qui s’accomplit dans le présent ne dit jamais ce qu’il faut en penser et, moins encore ce qu’il faut en faire. Les leçons de l’histoire ne sont toujours qu’un discours au présent sur le passé. Dans cet enjeu, chacun les traite selon son point de vue. La rumeur du génocide était à l’époque tout autant instrumentalisée. Elle comportait des “nouvelles tragiques, des fusillades en masses, des empoisonnements par les gaz” et même, selon l’inventaire qu’en dresse le Comité de Défense des Juifs à la fin de 1943, “des attaques armées contre les ghettos en Pologne”[3]. Ce comité si bien documenté s’était trouvé au printemps dans l’impossibilité d’acter les “coups de canon“ tirés sur les Juifs de Varsovie. Il faut en tenir compte pour évaluer l’impact de leur révolte en Belgique. Il reste qu’évoquant les “attaques armées contre les ghettos” plusieurs mois après l’écrasement de la première révolte des Juifs de Pologne, la défense juive en Belgique ne se pose toujours pas la question de la lutte armée. Cette problématique de la résistance n’est pas son articulation. Elle s’est fondée en réponse aux déportations de l’été 1942 pour organiser dans l’illégalité le sauvetage clandestin. Les “nouvelles tragiques” de Pologne, y compris les “attaques armées contre les ghettos”, la confortent dans sa détermination d’aider les Juifs du pays à échapper à leurs traqueurs. Cette stratégie ne porte pas précisément à brandir, comme en France, “l’étendard de la résistance armée”. Est-ce à dire que par une particularité “belge”, les Juifs de ce pays, toutes tendances confondues, auraient été fermés à une telle conception de la résistance? Il n’en est rien. Au printemps 1943, il ne fallait pas obligatoirement connaître l’“exemple” des Juifs de Varsovie pour penser comme eux la lutte armée en termes d’alternative existentielle à l’extermination. La “destruction du judaïsme polonais” dont on prenait alors la mesure correcte était tout autant un argument puissant pour “éveiller [la] conscience [juive au] feu du combat, [au] feu de la vengeance”[4]. Néanmoins, il ne l’a été qu’en raison d’un choix idéologique et politique préalable. Le jugement paradoxal sur la révolte du printemps 1943 procédait d’un autre choix. On examinera ici l’idéologie et la politique qui prescrivaient cette sentence contre “la folie collective de suicide des Juifs de Varsovie”. Leur logique entravait le cheminement d’une conscience historique du génocide en cours qui justement, dans une toute autre configuration également idéologique et politique, portait à exalter le “feu du combat” et le “feu de la vengeance”. La conclusion n’en sera que plus paradoxale puisque l’appel enflammé à la lutte armée ignorait, quant à lui, l’exemple du ghetto de Varsovie et que les “combattants” du quartier juif ne sont nullement apparus aussi exemplaires dans le débat “belge” sur “les événements du ghetto”. Le lieu du débat rend compte du paradoxe. 13.2 Le lieu du débat sur le ghettoLe débat a surgi dans un milieu trotskiste en proie à de vives divergences internes. La tendance dite Contre le Courant s’y disputait avec la direction du Parti Communiste Révolutionnaire et l’accusait de patauger dans “l’opportunisme le plus lamentable”[5]. Toutes tendances confondues, le trotskisme pensait la seconde guerre mondiale à l’image de la première, en termes de “guerre impérialiste” et, dans cette référence historique, en escomptait un nouvel octobre 1917. Adepte du “défaitisme révolutionnaire” le plus intégral, Contre le courant se tenait à l’écart des mouvements de résistance. “Les ‘Fronts de l’Indépendance’ de l’Europe occidentale” que les communistes staliniens animaient étaient, à ses yeux, des “mouvements au service des intérêts de la bourgeoisie”[6]. Cette gauche trotskiste dénonçait même tout soutien à quelque “mouvement national révolutionnaire” que ce soit. Cette concession de la direction du P.C.R. à la résistance des peuples à l’occupation “impérialiste” constituait, selon ses critiques, la coupable déviation opportuniste. Contre le Courant l’expliquait par “la présence [dans le P.C.R.] de nombreux camarades de descendance juive”. En vérité, ils n’étaient aussi nombreux qu’en raison de l’extrême faiblesse numérique du trotskisme belge, car “les camarades juifs” n’y étaient pas plus d’une bonne dizaine avant les déportations de l’été 1942[7]. Il s’en trouvait aussi l’un ou l’autre à Contre le Courant. C’est Jabuk Fajgelzon - nom de guerre Jacques - qui monta en ligne dans cette contestation des “camarades juifs” pour écarter “l’accusation facile et classique de l’antisémitisme”. “Ce n’est pas l’apport du sang ‘juif’ qui par sa vertu dissolvante a achevé de couler politiquement le P.C.R.”, rectifia-t-il, “mais le [...] jeune opportunisme importé par les nouveaux adhérents juifs imparfaitement libérés de leur formation sioniste”[8]. L’attaque frontale visait “l’actuel théoricien” du parti reconstruit en 1941, son secrétaire politique. Léon avait été militant de l’Hashomer Hatzaïr, avant la guerre. En décembre 1942, il venait d’apurer ses comptes personnels avec son passé sioniste. Le manuscrit de La conception matérialiste de la question juive s’achève à cette date. Ses amis le publièrent après la guerre. Lui n’a pas survécu à la solution finale. De son vrai nom, Abraham Wajnsztock, incarcéré en février 1944 à la prison de Charleroi pour “activité communiste”, prit, comme juif, le dernier convoi de la solution finale. A l’arrivée d’Auschwitz, il échappa toutefois au sort des déportés du génocide. Accepté dans le camp de concentration, il y mourut, après à peine deux mois d’internement et de travail forcé, le 7 octobre 1944. L’oeuvre posthume d’Abraham Léon est un exposé - bien documenté et souvent brillant - d’une théorie du “peuple-classe”. Aux “chercheurs de Dieu de toute espèce”, elle objecte que la “conservation des Juifs” à travers l’histoire s’explique, non par leur “fidélité à leur religion ou à leur nationalité”, mais bien par leur fonction économique et sociale d’intermédiaires spécialisés dans le commerce et l’usure. Le propos reste tout au long historique. Il n’aborde l’actualité qu’au moment de régler les comptes de l’auteur avec le sionisme et son “incurable crétinisme juridique”. Ce sionisme laisse “croire que, surtout à l’époque actuelle”, écrit Abraham Wajnsztock en 1942, que “la création d’un petit Etat juif en Palestine pourrait changer quoi que ce soit à la situation des Juifs dans le monde”. “Aujourd’hui”, constate ce Juif qui se cache pour échapper à la “solution finale”, “il ne s’agit pas de donner aux Juifs un centre politique ou spirituel [...] Il s’agit de sauver le judaïsme de l’anéantissement qui le guette dans la diaspora”[9]. Ces brèves échappées vers le présent
témoignent, chez l’auteur de La
conception matérialiste de la question juive, d’une conscience
historique du génocide en cours. Léon
considérait que “la guerre impérialiste
et le triomphe de l’hitlérisme en Europe constitu[ent] un désastre
sans précédent”, surtout pour les Juifs[10].
“Le judaïsme“, écrit-il
en cette fin de la terrible année 1942, “se
trouve devant la menace de l’extermination complète”. “Devant
un tel désastre”, le sionisme ne pouvait rien. “N’est-il pas évident”, estimait Léon,
“que la question juive dépend très peu des destinées futures de
Tel-Aviv, mais beaucoup du régime qui s’établira demain en Europe et
dans le monde”. Lancé dans cette dispute de l’avenir avec un
sionisme coupable de “vouloir résoudre
la question juive indépendamment de Dans le débat interne au trotskisme, le secrétaire politique du P.C.R. fut plus attentif aux enjeux du moment présent. Il entendit, à la fin du printemps 1943, “qu’il y avait eu une révolte dans le ‘ghetto’ de Varsovie et que les impérialistes allemands ont tiré des coups de canons sur le quartier”[11]. La nouvelle lui parut un argument bienvenu à objecter au dogme du “défaitisme révolutionnaire” des inquisiteurs gauchistes de son passé sioniste. Léon imagina tout bonnement Jacques à ... Varsovie. “Si Jacques est contre le soutien de la résistance des masses populaires contre l’oppression de l’impérialisme”, objecta-t-il, “il est naturellement contre le soutien de la résistance des masses juives”, “Conséquent avec ses principes, si Jacques avait été à Varsovie, qu’aurait-il fait? Soutenir le mouvement de la résistance? Non, Jacques aurait fait probablement du défaitisme révolutionnaire”. 13.3 Le “défaitisme révolutionnaire” à VarsovieCette “colle” imposa à Jacques un long développement sur la révolte du ghetto, fait unique dans les écrits de la clandestinité “belge”. Il ne se laissait pas démonter. Il répliqua que Léon “s’accapar[ait] des événements de Varsovie pour faire passer en contrebande son point de vue de "soutien au mouvement national"”. A son tour, Jacques lui renvoya l’argument. A Varsovie, Léon “aurait [...], avec sa conception qu’il faut pousser les masses à l’action, "même pour des raisons les plus idiotes", poussé le mouvement jusque dans ses ultimes conséquences, c’est-à-dire en l’occurrence jusqu’à l’extermination du "ghetto" entier. Son bagage politique emporté des jeunesses sionistes, l’aurait sans doute guidé dans cette direction”. Jacques refusait d’“emboîter le pas aux historiens nationalistes de l’école sioniste qui ne manqueront pas de s’accaparer des événements du "Ghetto"”. Lui ne voulait pas “inscrire encore quelques pages "d'héroïsme national" et de "martyrologie" du peuple juif. Ces pages sont déjà suffisamment longues pour ne pas avoir besoin d’être encore allongées”. Les “événements du ghetto” dont Jacques ne parle jamais en termes de révolte n’y ont pas leur place au demeurant. “Ce
qui compte pour nous”,
pose-t-il comme critère, “c’est
de savoir pour combien les sacrifices consentis par les combattants de
Varsovie ont contribué à l’affranchissement du peuple juif lui-même
et de tous les opprimés en général”. A cet égard, Jacques
- stratège de la révolution permanente - juge que “le
mouvement du "Ghetto" de Varsovie fut sans direction
consciente, déclenché prématurément et sans liaisons sérieuses avec
le mouvement révolutionnaire du dehors”. Il “n’a
profité, ni au ‘ghetto’ lui-même, ni à la lutte en général des
masses opprimées de l’Europe: lutte de laquelle dépend en dernier
lieu l’émancipation des Juifs. Le
mouvement de Varsovie était selon toute apparence un mouvement de désespoir”.
Et, il n’a été “un
mouvement de désespoir” que parce qu’il était, dans cette
lecture, “un mouvement d’auto-conservation”. “Selon toute vraisemblance”, estime Jacques, “les Juifs de
Varsovie ont pris les armes dans un mouvement d’auto-conservation”. Le paradoxe autorise le militant
trotskiste juif de la gauche intransigeante à exclure l’hypothèse
que les “Juifs [de Varsovie]
acculés sans doute à une situation intenable, [ont choisi de] mourir
héroïquement”. Jacques récuse
ce choix héroïque, non qu’il manque de courage personnel. Jakub
Fajgelzon est un ancien de la guerre civile d’Espagne: il y avait
combattu, non dans les brigades internationales des Staliniens, mais
dans les rangs de ses camarades trotskistes. L’ancien combattant
n’utilise pas l’argument contre le jeune Léon, alors militant sioniste, mais peut-être pense-t-il à la retraite
des combattants de Les options idéologiques et politiques du militant révolutionnaire portent à cette dénonciation de “la folie collective de suicide des Juifs de Varsovie”. “Ce qui compte pour nous“, pontifie-t-il, “c’est de savoir pour combien les sacrifices consentis par les combattants de Varsovie ont contribué à l’affranchissement du peuple juif lui-même et de tous les opprimés en général”. A Varsovie, expose-t-il, “notre devoir aurait été de freiner, d’organiser sa retraite, de coordonner dans la mesure du possible, son action avec le mouvement des ouvriers et paysans polonais et de pousser à la fraternisation avec les soldats allemands malgré l’état d’esprit de haine qui existe des deux côtés”. Ce programme trotskiste dans la guerre impérialiste implique qu’“une action isolée des masses juives est partout vouée à l’écrasement. Les révolutionnaires doivent donc tout faire pour englober le mouvement de résistance juive dans l’ensemble du mouvement révolutionnaire”. Les certitudes idéologiques de Jacques lui masquent néanmoins l'enjeu réel des combats de Varsovie. Sa grille de lecture exclue de lire la révolte en termes d’alternative juive à l’extermination. Le modèle est, à la manière d’un marxisme vulgaire, d’un économisme borné. Le schéma fait l’impasse sur la réalité du génocide en cours. 13.4 L’impasse trotskiste du génocideL’extermination systématique et immédiate des Juifs se lit, dans le schéma révolutionnaire, seulement comme une “tentative de détruire physiquement le peuple juif” et, évidemment, celle-ci “passe par [l‘]éloignement [de ce dernier] des fonctions économiques et la destruction des classes”. Les “méthodes brutales de l’impérialisme allemand” provoquent un “bouleversement social au sein des populations juives de l’Europe” rejetées “dans les rangs des parias“. “Ce n’est pas une prolétarisation”, rectifie Jacques, “mais le rejet du peuple juif dans l’esclavage pur et simple. Ce processus, il va de soi”, assure-t-il, “était le plus avancé en Pologne et particulièrement à Varsovie”, un processus qui demeure à ce stade de destruction économique d’un peuple. Dans cette interprétation des “événements du ghetto”, Jacques laisse pourtant la logique de son économisme en suspens. Il se retient d’affirmer expressément qu’il se serait agi à Varsovie en avril 1943 d’un sursaut inconsidéré de “parias” qui, “acculés à une situation intenable” comme “esclaves”, auraient donc par “désespoir” pris les armes dans un “mouvement d’auto-conservation” et se seraient engagés dans une lutte inévitablement suicidaire. Le propos de Jacques sur “la folie collective de suicide” suggère seulement cette interprétation comme s’il ressentait l’incongruité de sa lecture personnelle de la “tentative de détruire physiquement le peuple juif” par “la destruction des classes”. Même à Contre Courant qui publie la théorie de Jacques, on sait que la destruction physique des Juifs en cours à un tout autre sens qu’économique. La même livraison de l'organe de la gauche trotskiste publie qu’en Pologne, ce sont les “trois quarts de la population juive [qui ont été] décimé[s] par les fascistes”[12]. Ailleurs que dans le milieu
trotskiste, la rumeur du génocide était, dans le même temps, bien
mieux documentée. Cette information capitale n’était pas accessible au militant juif du défaitisme révolutionnaire trotskiste. Son option idéologique et politique ne rend pas seulement compte de son interprétation toute personnelle d’un “mouvement d’auto-conservation” déclenché dans l’irréflexion et condamnant les combattants désespérés à un “suicide” collectif. Les choix du trotskiste juif expliquent aussi son ignorance de ce que d’autres savent. L’esprit de parti le tient à l’écart des cercles où circulait cette connaissance aussi documentée du génocide en Pologne. Le Flambeau qui la diffusait était l’organe de la ”section de défense des Juifs du Front de l’Indépendance”. Cette défense juive s'intégrait dans un mouvement que la gauche trotskiste jugeait “au service des intérêts de la bourgeoisie”. La dimension unitaire de cette défense juive avait de surcroît tout pour exaspérer le militant trotskiste. Encore à la fin de 1943, cette structure de résistance se présentait comme un comité unitaire associant “l’extrême gauche“ - communiste et sioniste - à des représentants de la “bourgeoisie”[14]. D'ailleurs, sa mise en place, dès septembre 1942, procédait d’une initiative des communistes staliniens pendant la grande vague des déportations de l’été. Ils avaient pu convaincre leurs interlocuteurs juifs de “mener la lutte contre l'occupant dans le cadre du mouvement belge de résistance, en participant à l'activité de résistance sur le plan national belge et en organisant la résistance de la population juive contre les mesures inqualifiables prises à son égard“. Tout comme dans ce Front de l’Indépendance qu’animait leur parti, l’influence des Juifs communistes était considérable dans sa section de défense juive, sans y être aussi “exclusive” que leurs alliés sionistes finirent par le leur reprocher[15]. En mars 1943, le premier numéro du Flambeau portait visiblement cette empreinte communiste. S’il documentait si bien ses lecteurs sur le génocide en cours à l’Est, l’organe de la défense juive ne négligeait pas les “nouvelles de l’U.R.S.S.”. L’information diffusée était certes relative aux Juifs soviétiques, mais elle véhiculait tout autant l’idéologie communiste. Ces “nouvelles” exposaient que, dans cette Union soviétique, les Juifs “ne connaissent pas les affres de la persécution”. Aussi, “défendent[‑t‑ils] le sol de leur patrie avec le même dévouement que les autres peuples de la grande famille soviétique”. “Ils luttent, insistait l’organe belge de défense juive, “héroïquement dans les premiers rangs de l'armée rouge pour la défense de la culture et la libération de l'Europe de la barbarie hitlérienne”[16]. “La victoire de Stalingrad” datait seulement d’un mois. Le Flambeau ne manqua pas d’y lire que “l’armée rouge a vengé la Belgique”[17] défaite en 1940. Dans cette référence, l’exemple héroïque des combattants juifs soviétiques venait conforter “la résistance des Juifs” du pays occupé. “Nombreux sont les Juifs”, signalait Le Flambeau, “qui n’ont pas voulu se laisser prendre et qui ont trouvé la mort dans une lutte armée contre les agents de la gestapo”. “D’autres”, insistait encore ce porte-parole de la défense juive, “ont rejoint les rangs du Front de l’Indépendance ou des Partisans et luttent avec les patriotes belges contre l’envahisseur”[18]. Dans la presse clandestine, ce Flambeau
si ouvert au discours juif à la manière communiste était assurément
le mieux disposé à prendre acte de la portée exemplaire de la révolte
du ghetto de Varsovie. Conformément à la ligne de leur parti, le choix
des communistes juifs les portait à tirer argument du “désastre
polonais” pour “éveiller
[la] conscience [juive au] feu du combat, [au] feu de la vengeance”[19].
13.5 “Le feu du combat, le feu de la vengeance”Le “magnifique
exemple” que “les Juifs de
Varsovie donn[ai]ent à tous leurs frères et au monde”
articule, dès juin 1943, le discours de la section juive du Parti en
France[20].
L’appel communiste et juif fut tout aussi enflammé en Belgique, mais celui-ci ne référa pas à l’exemple des insurgés de Varsovie. Il ne parut pas non plus dans Le Flambeau de la défense juive. Cet organe dut interrompre sa parution au moment où en Belgique, on entendit l’écho des “coups de canon” sur le ghetto. Comme il arrive souvent dans la presse clandestine, l’interruption est l’effet de la répression. De mai à juin 1943, le Comité de Défense des Juifs perdit trois de ses dirigeants et parmi eux, le plus influent, le militant communiste qui précisément conseillait la rédaction de son organe bimensuel[21]. Son absence marqua si profondément la nouvelle orientation de cette défense juive amputée qu’il lui fallut à la fin de l’année s’inquiéter du risque “que le travail social important dont on s'occupe [dégénère] en simple travail de bienfaisance”[22]. Privé de son mentor, le porte-parole de cette défense juive - nouvelle manière - attendit quatre mois pour reparaître, donc bien après l’écrasement du ghetto, mais avec d’autres nouvelles du génocide en cours. Leur accumulation tout au long de l’année 1943, aussi la diversité de leur origine expliquent d’ailleurs pourquoi en juin, l’appel au “feu du combat”, au “feu de la vengeance” ne fait pas référence au ghetto de Varsovie. L’appel paraît en province, dans Unzer Kampf, la feuille de langue yiddish du petit groupe de militants communistes qui, à Charleroi, organisait la défense juive locale. Ils venaient d’entendre de vive voix le récit bouleversant de deux Juifs anversois évadés d’un camp de travail de Haute-Silésie, celui de Peiskretcham et ces rescapés du voyage à l’Est leur ont parlé d’Auschwitz. La presse du Front de l’Indépendance d’abord, puis celle de la défense juive - après la reprise du Flambeau - diffusera la nouvelle dans le public clandestin. Les évadés ne connaissaient cependant d’Auschwitz que la terrible réputation de ses crématoires. Les forçats de Peiskretcham pensaient que leurs camarades épuisés et devenus inaptes au travail disparaissaient à Auschwitz “brûlé[s] vif[s]”. A Charleroi, ce témoignage vivant est incontournable. Il est plus plausible dans son horreur extrême que les informations impersonnelles des radios alliées sur le recours à des gaz meurtriers. On en concevait l'emploi seulement à titre d'expérience sur les enfants juifs[23]. La rumeur du génocide toujours plus envahissante laissait ses auditeurs de l’Ouest, surtout les Juifs, sceptiques, sinon incrédules. “Les atrocités commises contre la population juive dépassent tout ce que notre esprit peut imaginer”, avoue Le Flambeau en février 1944 se référant à son tour au témoignage des évadés de Haute Silésie. “Quand on nous racontait que les enfants juifs sont asphyxiés, que les vieillards et les malades sont simplement supprimés, nous ne voulions pas le croire. Nous pensions que c’était peut-être exagéré”[24]. Le récit des “deux témoins oculaires” levait les dernières réticences sur “cette tragique vérité”. Dès juin 1943, le militant qui, le premier, publie et commente le rapport des évadés, Pinkus Broder - nom de guerre Pierre - doit admettre la réalité du “désastre polonais”: “le yishuv juif de Pologne est anéanti”, se désespère t'il. “Des trois millions et demi de Juifs”, précise-t-il, “il n’en reste plus en vie que 600.000 et encore ne s’agit-il que de morts vivants”. Pierre Broder se laisse un moment gagner par la détresse , mais il se reprend aussitôt. Militant communiste aguerri, il proclame avec d’autant plus de détermination que “la destruction du judaïsme polonais doit éveiller notre conscience, allumer en nous le feu du combat, le feu de la vengeance!!!” Ce “feu du combat”, ce “feu de la vengeance”, ce n’est pas une métaphore idéologique dans le texte passionné de Pierre. “Nous devons être forts et fermes”, clame-t-il, “nous avons un devoir sacré à remplir: nous venger des assassins qui égorgent nos frères et nos soeurs! Nous devons exaucer le dernier voeu de tous les brûlés et assassinés: ceux qui restent en vie n'ont d'autres missions à remplir que de les venger [...] Point de répit pour nous tant que le dernier de ces assassins sanguinaires n'aura pas été anéanti!”. Il ne s’agit plus désormais de “demeurer cachés et [d’]attendre que d'autres nous aient vengés, au risque de leur vie [...] La place de tout Juif est aux côtés de ceux qui combattent, au premier rang des combattants! Comment un Juif pourrait-il demeurer à l'écart, manger et boire tranquillement tandis qu'à Auschwitz, l'on brûle son père, sa mère, son frère et sa soeur? [...] Chacun de nous doit se jeter dans le combat! Chacun de nous doit tout sacrifier pour ce combat! Nous autres Juifs n'avons rien à perdre! Plutôt que de risquer d'être pris dans quelque rafle et expédié à Auschwitz, mieux vaut combattre sur place, combattre ici, armes en mains!”. Au-delà de sa véhémence et cette dénonciation rageuse de la passivité et de l’attentisme, le discours est remarquable. A mille kilomètres de Varsovie, le résistant juif, accédant à une conscience aiguë du génocide en cours, ne conçoit la mort juive que dans la dignité et l'honneur, les armes à la main. Tout en ignorant le choix des Juifs insurgés du ghetto, la lutte armée lui apparaît comme l’alternative existentielle des Juifs, hors l’indignité et le déshonneur. Il faut se garder pourtant d’écrire
l’histoire avec le seul discours militant de ses contemporains. Le feu
du combat et de la vengeance n’est pas moins empreint des choix idéologiques
et politiques d’Unzer Kampf
que la dénonciation de la “folie
collective de suicide des Juifs de Varsovie” chez l’adepte
trotskiste du défaitisme révolutionnaire. Tout autant que le
trotskiste Jacques Fajgelsohn
récuse la lutte armée dans Dans cette perspective, le parti
s’était depuis la fin de 1941, forgé un bras armé, son organisation
des partisans. Dans la capitale - centre stratégique de l’occupation
-, son Yiddishland lui a fourni, dès le printemps Unzer Kampf appelant au “feu du combat” et au “feu de la vengeance” reste dans la ligne. Ce qui est nouveau dans le texte en yiddish de juin 1943, c’est que l’ambiguïté de 1942 est désormais levée. Ce discours communiste s’articule maintenant sans la moindre hésitation sur les nouvelles tragiques du “désastre polonais”. Ces échos du massacre des Juifs en Pologne ne résonnaient pas encore des “coups de canon tirés” sur le ghetto de Varsovie. Fin mai, le communiste Pierre composant son apologie de la lutte armée ne les avait pas entendus. Dans sa clandestinité provinciale, le militant communiste ne lisait pas non plus les textes de l’obédience trotskiste. Aurait-il laissé sans réplique cette sentence contre “la folie collective de suicide des Juifs de Varsovie”? Sans aucun doute, la réponse de Pierre à Jacques manque à ce débat paradoxal sur les “événements du ghetto”. Elle aurait, pour la véhémence de son indignation, mérité de figurer au même titre que son appel passionné au “feu du combat” et au “feu de la vengeance”, dans les meilleures feuilles d’une anthologie de la résistance juive à l’occupation nazie et antisémite. *
Publié dans L'insurrection
du ghetto de Varsovie, textes réunis par [1].
“Les Juifs de France
saluent
leurs frères héroïques du ghetto de Varsovie
. Unis, organisons notre défense par la résistance
armée. Frappons sans merci les barbares hitlériens!”, in Notre
Voix, le 1 juin 1943, cité d’après S. COURTOIS et A. RAYSKI,
Qui savait quoi?
L'extermination des Juifs 1941-1945, Paris
, 1987, p. 188-190. |