13.  L’Echo de la révolte du Ghetto en Varsovie

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13.1 Une lecture paradoxale
13.2 Le lieu du débat sur le ghetto
13.3 Le “défaitisme révolutionnaire” à Varsovie
13.4 L’impasse trotskiste du génocide
13.5 “Le feu du combat, le feu de la vengeance”

13.1 Une lecture paradoxale* 

La question de l’impact de la révolte du ghetto de Varsovie appelle, dans le cas de la Belgique , une réponse pour le moins inattendue. Ici, on n’y a absolument pas aperçu à l’époque un “magnifique exemple de courage[1]. Dans la France voisine, on s’est en­thousiasmé pour la geste des “héroïques combattants du ghetto”. On a jugé que “leur sacrifice n’est pas vain”. Ils avaient levé “l’étendard de la résistance armée” et, à “l’heure de la vengeance et du châtiment”, ce modèle montrait la voie à suivre. Les “coups de canon” tirés “sur le quartier” juif n’ont pas du tout eu cette résonance en Belgique occupée[2]. A peine ont-ils été audibles. La surprise ne vient cependant pas de cet écho assourdi de la révolte du printemps 1943. Sa lecture “belge” est autrement curieuse. Ici, on a dénoncé rien de moins qu’une “folie col­lective de suicide des Juifs de Varsovie”!!!

Abordée en termes d’histoire, une telle lecture n’est pas aussi paradoxale qu’il le paraît de prime abord. Elle s’est pratiquée en marge de l’opinion clandestine et elle ne présenterait d’autre intérêt qu’anecdotique si elle n’était, à dire vrai, tout à fait typique. Le paradoxe illustre dans ce cas jusqu’à la caricature les pesanteurs de l’idéologie et de la politique dans la prise de conscience du génocide en cours à l’Est de l’Europe. Plus encore que l’histoire advenue, celle qui s’accomplit dans le présent ne dit jamais ce qu’il faut en penser et, moins encore ce qu’il faut en faire. Les leçons de l’histoire ne sont toujours qu’un discours au présent sur le passé. Dans cet enjeu, chacun les traite selon son point de vue.

La rumeur du génocide était à l’époque tout autant instrumentalisée. Elle compor­tait des “nouvelles tragiques, des fusillades en masses, des empoisonnements par les gaz” et même, selon l’inventaire qu’en dresse le Comité de Défense des Juifs à la fin de 1943, “des attaques armées contre les ghettos en Pologne[3]. Ce comité si bien docu­menté s’était trouvé au printemps dans l’impossibilité d’acter les “coups de canon“ tirés sur les Juifs de Varsovie. Il faut en tenir compte pour évaluer l’impact de leur révolte en Belgique. Il reste qu’évoquant les “attaques armées contre les ghettos” plusieurs mois après l’écrasement de la première révolte des Juifs de Pologne, la défense juive en Belgique ne se pose toujours pas la question de la lutte armée. Cette problématique de la résistance n’est pas son articulation. Elle s’est fondée en réponse aux déportations de l’été 1942 pour organiser dans l’illégalité le sauvetage clandestin. Les “nouvelles tragiques” de Pologne, y compris les “attaques armées contre les ghettos”, la confortent dans sa détermination d’aider les Juifs du pays à échapper à leurs traqueurs. Cette stratégie ne porte pas précisément à brandir, comme en France, “l’étendard de la résistance armée”.

Est-ce à dire que par une particularité “belge”, les Juifs de ce pays, toutes tendan­ces confondues, auraient été fermés à une telle conception de la résistance? Il n’en est rien. Au printemps 1943, il ne fallait pas obligatoirement connaître l’“exemple” des Juifs de Varsovie pour penser comme eux la lutte armée en termes d’alternative existentielle à l’extermination. La “destruction du judaïsme polonais” dont on prenait alors la mesure correcte était tout autant un argument puissant pour “éveiller [la] conscience [juive au] feu du combat, [au] feu de la vengeance[4]. Néanmoins, il ne l’a été qu’en raison d’un choix idéologique et politique préalable.

Le jugement paradoxal sur la révolte du printemps 1943 procédait d’un autre choix. On examinera ici l’idéologie et la politique qui prescrivaient cette sentence contre “la folie collective de suicide des Juifs de Varsovie”. Leur logique entravait le chemine­ment d’une conscience historique du génocide en cours qui justement, dans une toute autre configuration également idéologique et politique, portait à exalter le “feu du com­bat” et le “feu de la vengeance”. La conclusion n’en sera que plus paradoxale puisque l’appel enflammé à la lutte armée ignorait, quant à lui, l’exemple du ghetto de Varsovie et que les “combattants” du quartier juif ne sont nullement apparus aussi exemplaires dans le débat “belge” sur “les événements du ghetto”. Le lieu du débat rend compte du paradoxe.

13.2 Le lieu du débat sur le ghetto

Le débat a surgi dans un milieu trotskiste en proie à de vives divergences internes. La tendance dite Contre le Courant s’y disputait avec la direction du Parti Communiste Révolutionnaire et l’accusait de patauger dans “l’opportunisme le plus lamentable[5]. Toutes tendances confondues, le trotskisme pen­sait la seconde guerre mondiale à l’image de la première, en termes de “guerre impéria­liste” et, dans cette référence historique, en escomptait un nouvel octobre 1917. Adepte du “défaitisme révolutionnaire” le plus intégral, Contre le courant se tenait à l’écart des mouvements de résistance. “Les ‘Fronts de l’Indépendance’ de l’Europe occidentale” que les communistes staliniens animaient étaient, à ses yeux, des “mouvements au ser­vice des intérêts de la bourgeoisie[6]. Cette gauche trotskiste dénonçait même tout sou­tien à quelque “mouvement national révolutionnaire” que ce soit. Cette concession de la direction du P.C.R. à la résistance des peuples à l’occupation “impérialiste” constituait, selon ses critiques, la coupable déviation opportuniste. Contre le Courant l’expliquait par “la présence [dans le P.C.R.] de nombreux camarades de descendance juive”. En vérité, ils n’étaient aussi nombreux qu’en raison de l’extrême faiblesse numérique du trotskisme belge, car “les camarades juifs” n’y étaient pas plus d’une bonne dizaine avant les déportations de l’été 1942[7]. Il s’en trouvait aussi l’un ou l’autre à Contre le Courant. C’est Jabuk Fajgelzon - nom de guerre Jacques - qui monta en ligne dans cette contestation des “camarades juifs” pour écarter “l’accusation facile et classique de l’antisémitisme”. “Ce n’est pas l’apport du sang ‘juif’ qui par sa vertu dissolvante a achevé de couler politiquement le P.C.R.”, rectifia-t-il, “mais le [...] jeune opportunisme importé par les nouveaux adhérents juifs imparfaitement libérés de leur formation sio­niste”[8].

L’attaque frontale visait “l’actuel théoricien” du parti reconstruit en 1941, son secrétaire politique. Léon avait été militant de l’Hashomer Hatzaïr, avant la guerre. En décembre 1942, il venait d’apurer ses comptes personnels avec son passé sioniste. Le manuscrit de La conception matérialiste de la question juive s’achève à cette date. Ses amis le publièrent après la guerre. Lui n’a pas survécu à la solution finale. De son vrai nom, Abraham Wajnsztock, incarcéré en février 1944 à la prison de Charleroi pour “activité communiste”, prit, comme juif, le dernier convoi de la solution finale. A l’arrivée d’Auschwitz, il échappa toutefois au sort des déportés du génocide. Accepté dans le camp de concentration, il y mourut, après à peine deux mois d’internement et de travail forcé, le 7 octobre 1944.

L’oeuvre posthume d’Abraham Léon est un exposé - bien documenté et souvent brillant - d’une théorie du “peuple-classe”. Aux “chercheurs de Dieu de toute espèce”, elle objecte que la “conservation des Juifs” à travers l’histoire s’explique, non par leur “fidélité à leur religion ou à leur nationalité”, mais bien par leur fonction économique et sociale d’intermédiaires spécialisés dans le commerce et l’usure. Le propos reste tout au long historique. Il n’aborde l’actualité qu’au moment de régler les comptes de l’auteur avec le sionisme et son “incurable crétinisme juridique”. Ce sionisme laisse “croire que, surtout à l’époque actuelle”, écrit Abraham Wajnsztock en 1942, que “la création d’un petit Etat juif en Palestine pourrait changer quoi que ce soit à la situation des Juifs dans le monde”. “Aujourd’hui”, constate ce Juif qui se cache pour échapper à la “solution fi­nale”, “il ne s’agit pas de donner aux Juifs un centre politique ou spirituel [...] Il s’agit de sauver le judaïsme de l’anéantissement qui le guette dans la diaspora[9].

Ces brèves échappées vers le présent témoignent, chez l’auteur de La conception matérialiste de la question juive, d’une conscience historique du génocide en cours. Léon considérait que “la guerre impérialiste et le triomphe de l’hitlérisme en Europe constitu[ent] un désastre sans précédent”, surtout pour les Juifs[10]. “Le judaïsme“, écrit-il en cette fin de la terrible année 1942, “se trouve devant la menace de l’extermination complète”. “Devant un tel désastre”, le sionisme ne pouvait rien. “N’est-il pas évident”, estimait Léon, “que la question juive dépend très peu des destinées futures de Tel-Aviv, mais beaucoup du régime qui s’établira demain en Europe et dans le monde”. Lancé dans cette dispute de l’avenir avec un sionisme coupable de “vouloir résoudre la ques­tion juive indépendamment de la Révolution mondiale”, l’ancien sioniste converti en marxiste trotskiste oubliait à son tour le “désastre précédent” toujours en cours.

Dans le débat interne au trotskisme, le secrétaire politique du P.C.R. fut plus at­tentif aux enjeux du moment présent. Il entendit, à la fin du printemps 1943, “qu’il y avait eu une révolte dans le ‘ghetto’ de Varsovie et que les impérialistes allemands ont tiré des coups de canons sur le quartier[11]. La nouvelle lui parut un argument bienvenu à objecter au dogme du “défaitisme révolutionnaire” des inquisiteurs gauchistes de son passé sioniste. Léon imagina tout bonnement Jacques à ... Varsovie. “Si Jacques est con­tre le soutien de la résistance des masses populaires contre l’oppression de l’impérialisme, objecta-t-il, “il est naturellement contre le soutien de la résistance des masses juives”, “Conséquent avec ses principes, si Jacques avait été à Varsovie, qu’aurait-il fait? Soutenir le mouvement de la résistance? Non, Jacques aurait fait pro­bablement du défaitisme révolutionnaire”.

13.3 Le “défaitisme révolutionnaire” à Varsovie

Cette “colle” imposa à Jacques un long développement sur la révolte du ghetto, fait unique dans les écrits de la clandestinité “belge”. Il ne se laissait pas démonter. Il répliqua que Léons’accapar[ait] des événements de Varsovie pour faire passer en con­trebande son point de vue de "soutien au mouvement national"”. A son tour, Jac­ques lui renvoya l’argument. A Varsovie, Léonaurait [...], avec sa conception qu’il faut pousser les masses à l’action, "même pour des raisons les plus idiotes", poussé le mouvement jusque dans ses ultimes conséquences, c’est-à-dire en l’occurrence jusqu’à l’extermination du "ghetto" entier. Son bagage politique emporté des jeunesses sionis­tes, l’aurait sans doute guidé dans cette direction”. Jacques refusait d’“emboîter le pas aux historiens nationalistes de l’école sioniste qui ne manqueront pas de s’accaparer des événements du "Ghetto"”. Lui ne voulait pas “inscrire encore quelques pages "d'héroïsme national" et de "martyrologie" du peuple juif. Ces pages sont déjà suffi­samment longues pour ne pas avoir besoin d’être encore allongées”. Les “événements du ghetto” dont Jacques ne parle jamais en termes de révolte n’y ont pas leur place au demeurant.

Ce qui compte pour nous, pose-t-il comme critère, “c’est de savoir pour com­bien les sacrifices consentis par les combattants de Varsovie ont contribué à l’affranchissement du peuple juif lui-même et de tous les opprimés en général”. A cet égard, Jacques - stratège de la révolution permanente - juge que “le mouvement du "Ghetto" de Varsovie fut sans direction consciente, déclenché prématurément et sans liaisons sérieuses avec le mouvement révolutionnaire du dehors”. Il “n’a profité, ni au ‘ghetto’ lui-même, ni à la lutte en général des masses opprimées de l’Europe: lutte de laquelle dépend en dernier lieu l’émancipation des Juifs. Le mouvement de Varsovie était selon toute apparence un mouvement de désespoir. Et, il n’a été “un mouvement de désespoir” que parce qu’il était, dans cette lecture, “un mouvement d’auto-conserva­tion”. “Selon toute vraisemblance”, estime Jacques, “les Juifs de Varsovie ont pris les armes dans un mouvement d’auto-conservation”.

Le paradoxe autorise le militant trotskiste juif de la gauche intransigeante à exclure l’hypothèse que les “Juifs [de Varsovie] acculés sans doute à une situation in­tenable, [ont choisi de] mourir héroïquement”. Jacques récuse ce choix héroïque, non qu’il manque de courage personnel. Jakub Fajgelzon est un ancien de la guerre civile d’Espagne: il y avait combattu, non dans les brigades internationales des Staliniens, mais dans les rangs de ses camarades trotskistes. L’ancien combattant n’utilise pas l’argument contre le jeune Léon, alors militant sioniste, mais peut-être pense-t-il à la re­traite des combattants de la République espagnole au moment de sa défaite. C’est en tout état de cause l’exemple des soldats du front vaincus qu’il aurait proposé aux Juifs du ghetto s’il avait effectivement été à Varsovie en 1943. “Quand ils ont à choisir entre la mort par une lutte à outrance ou sans issue et le camp des prisonniers, ils choisissent la captivité”, constate l’observateur occidental des “événements du ghetto”. Dans ce con­texte, “nous aurions eu le courage - en effet”, proteste-t-il, “cela est du vrai courage - de combattre la folie collective de suicide des Juifs de Varsovie. Nous aurions conseillé plutôt la soumission aux exigences les plus dures de l’occupant et la remise de l’explication définitive - par les armes - à des moments plus favorables”.

Les options idéologiques et politiques du militant révolutionnaire portent à cette dénonciation de “la folie collective de suicide des Juifs de Varsovie”. “Ce qui compte pour nous“, pontifie-t-il, “c’est de savoir pour combien les sacrifices consentis par les combattants de Varsovie ont contribué à l’affranchissement du peuple juif lui-même et de tous les opprimés en général”. A Varsovie, expose-t-il, “notre devoir aurait été de freiner, d’organiser sa retraite, de coordonner dans la mesure du possible, son action avec le mouvement des ouvriers et paysans polonais et de pousser à la fraternisation avec les soldats allemands malgré l’état d’esprit de haine qui existe des deux côtés”. Ce programme trotskiste dans la guerre impérialiste implique qu’“une action isolée des masses juives est partout vouée à l’écrasement. Les révolutionnaires doivent donc tout faire pour englober le mouvement de résistance juive dans l’ensemble du mouvement révolutionnaire”.

Les certitudes idéologiques de Jacques lui masquent néanmoins l'enjeu réel des com­bats de Varsovie. Sa grille de lecture exclue de lire la révolte en termes d’alternative juive à l’extermination. Le modèle est, à la manière d’un marxisme vulgaire, d’un éco­nomisme borné. Le schéma fait l’impasse sur la réalité du génocide en cours.

13.4  L’impasse trotskiste du génocide

L’extermination systématique et immédiate des Juifs se lit, dans le schéma révolutionnaire, seulement comme une “tentative de détruire physiquement le peuple juif” et, évidemment, celle-ci “passe par [l‘]éloignement [de ce dernier] des fonctions économiques et la destruction des clas­ses”. Les “méthodes brutales de l’impérialisme allemand” provoquent un “bouleversement social au sein des populations juives de l’Europe” rejetées “dans les rangs des parias“. “Ce n’est pas une prolétarisation”, rectifie Jacques, “mais le rejet du peuple juif dans l’esclavage pur et simple. Ce processus, il va de soi”, assure-t-il, “était le plus avancé en Pologne et particulièrement à Varsovie”, un processus qui demeure à ce stade de destruction économique d’un peuple.

Dans cette interprétation des “événements du ghetto”, Jacques laisse pourtant la logique de son économisme en suspens. Il se retient d’affirmer expressément qu’il se se­rait agi à Varsovie en avril 1943 d’un sursaut inconsidéré de “parias” qui, “acculés à une situation intenable” comme “esclaves”, auraient donc par “désespoir” pris les armes dans un “mouvement d’auto-conservation” et se seraient engagés dans une lutte inévita­blement suicidaire. Le propos de Jacques sur “la folie collective de suicide suggère seulement cette interprétation comme s’il ressentait l’incongruité de sa lecture person­nelle de la “tentative de détruire physiquement le peuple juif” par “la destruction des classes”. Même à Contre Courant qui publie la théorie de Jacques, on sait que la des­truction physique des Juifs en cours à un tout autre sens qu’économique. La même li­vraison de l'organe de la gauche trotskiste publie qu’en Pologne, ce sont les “trois quarts de la population juive [qui ont été] décimé[s] par les fascistes[12].

Ailleurs que dans le milieu trotskiste, la rumeur du génocide était, dans le même temps, bien mieux documentée. La Pologne s’y lisait comme “le pays qu’Hitler a choisi pour y massacrer les Juifs“[13]. Et dans cette autre lecture, “ la Pologne entre dans l’histoire comme le grand cimetière des Juifs”. On savait même, peu avant l’insurrection des Juifs de Varsovie - en mars 1943 -, qu'ils en étaient les derniers survivants. Le ren­seignement était d'une sûreté remarquable. Il portait “que sur les 500.000 [Juifs] qui fu­rent concentrés dans le ghetto de Varsovie, il n’en reste que 30.000 . Le nom de Tre­blinka n’était pourtant pas connu, mais le sort des centaines de milliers de Juifs man­quants n’était nullement méconnu. On savait qu’ils “ont été déportés plus à l’Est ou bien exterminés à la mitraillette ou enfermés dans des chambres à gaz hermétiquement clo­ses et gazés”.

Cette information capitale n’était pas accessible au militant juif du défaitisme révo­lutionnaire trotskiste. Son option idéologique et politique ne rend pas seulement compte de son interprétation toute personnelle d’un “mouvement d’auto-conservation” déclen­ché dans l’irréflexion et condamnant les combattants désespérés à un “suicide” collectif. Les choix du trotskiste juif expliquent aussi son ignorance de ce que d’autres savent. L’esprit de parti le tient à l’écart des cercles où circulait cette connaissance aussi docu­mentée du génocide en Pologne. Le Flambeau qui la diffusait était l’organe de la ”section de défense des Juifs du Front de l’Indépendance”. Cette défense juive s'inté­grait dans un mouvement que la gauche trotskiste jugeait “au service des intérêts de la bourgeoisie”. La dimension unitaire de cette défense juive avait de surcroît tout pour exaspérer le militant trotskiste. Encore à la fin de 1943, cette structure de résistance se présentait comme un comité unitaire associant “l’extrême gauche“ - communiste et sio­niste - à des représentants de la “bourgeoisie[14]. D'ailleurs, sa mise en place, dès sep­tembre 1942, procédait d’une initiative des communistes staliniens pendant la grande va­gue des déportations de l’été. Ils avaient pu convaincre leurs interlocuteurs juifs de “mener la lutte contre l'occupant dans le cadre du mouvement belge de résistance, en participant à l'activité de résistance sur le plan national belge et en organisant la résistance de la population juive contre les mesures inqualifiables prises à son égard“. Tout comme dans ce Front de l’Indépendance qu’animait leur parti, l’influence des Juifs communistes était considérable dans sa section de défense juive, sans y être aussi “exclusive” que leurs al­liés sionistes finirent par le leur reprocher[15].

En mars 1943, le premier numéro du Flambeau portait visiblement cette empreinte communiste. S’il documentait si bien ses lecteurs sur le génocide en cours à l’Est, l’organe de la défense juive ne négligeait pas les “nouvelles de l’U.R.S.S.”. L’information diffusée était certes relative aux Juifs soviétiques, mais elle véhiculait tout autant l’idéologie communiste. Ces “nouvelles” exposaient que, dans cette Union soviétique, les Juifs “ne connaissent pas les affres de la persécution”. Aussi, “défendent[‑t‑ils] le sol de leur patrie avec le même dévouement que les autres peuples de la grande famille soviétique. “Ils luttent, insistait l’organe belge de défense juive, “héroïquement dans les premiers rangs de l'armée rouge pour la défense de la culture et la libération de l'Europe de la barbarie hitlérienne[16]. “La victoire de Stalingrad” datait seulement d’un mois. Le Flambeau ne manqua pas d’y lire que “l’armée rouge a vengé la Belgique[17] défaite en 1940. Dans cette référence, l’exemple héroïque des combattants juifs soviéti­ques venait conforter “la résistance des Juifs” du pays occupé. “Nombreux sont les Juifs, signalait Le Flambeau, “qui n’ont pas voulu se laisser prendre et qui ont trouvé la mort dans une lutte armée contre les agents de la gestapo”. “D’autres, insistait en­core ce porte-parole de la défense juive, “ont rejoint les rangs du Front de l’Indépendance ou des Partisans et luttent avec les patriotes belges contre l’envahisseur[18].

Dans la presse clandestine, ce Flambeau si ouvert au discours juif à la manière communiste était assurément le mieux disposé à prendre acte de la portée exemplaire de la révolte du ghetto de Varsovie. Conformément à la ligne de leur parti, le choix des communistes juifs les portait à tirer argument du “désastre polonais” pour “éveiller [la] conscience [juive au] feu du combat, [au] feu de la vengeance[19].

13.5 “Le feu du combat, le feu de la vengeance”

Le “magnifique exemple” que “les Juifs de Varsovie donn[ai]ent à tous leurs frè­res et au monde” articule, dès juin 1943, le discours de la section juive du Parti en France[20]. La Voix des communistes juifs appelait, dans cette référence à l'insurrection du ghetto, ceux de France à “organiser [leur] défense par la résistance armée”. Du point de vue communiste, “le salut du peuple juif” passait par “une attitude virile dans la ba­taille engagée, à la vie, à la mort, [avec] les hitlériens”. A l’opposé de “la résignation et [de] la passivité [qui] sont mortelles“, il s’imposait, selon les communistes juifs, de former des détachements de Francs-Tireurs et Partisans. L’appel à la lutte armée était lyrique. Il rendait “gloire à nos frères héroïques de Varsovie!”. “L’étendard de la résis­tance armée qu’ils lèvent bien haut, brandissons le à notre tour. Debout Juifs de France! C’est l’heure de la vengeance et du châtiment, c’est l’heure de la libération de notre peuple que le sang des héros de Varsovie auréole d’une gloire immortelle”.

L’appel communiste et juif fut tout aussi enflammé en Belgique, mais celui-ci ne référa pas à l’exemple des insurgés de Varsovie. Il ne parut pas non plus dans Le Flam­beau de la défense juive. Cet organe dut interrompre sa parution au moment où en Bel­gique, on entendit l’écho des “coups de canon” sur le ghetto. Comme il arrive souvent dans la presse clandestine, l’interruption est l’effet de la répression. De mai à juin 1943, le Comité de Défense des Juifs perdit trois de ses dirigeants et parmi eux, le plus influent, le militant communiste qui précisément conseillait la rédaction de son organe bimensuel[21]. Son absence marqua si profondément la nouvelle orientation de cette défense juive amputée qu’il lui fallut à la fin de l’année s’inquiéter du risque “que le travail social important dont on s'occupe [dégénère] en simple travail de bienfaisance[22]. Privé de son mentor, le porte-parole de cette défense juive - nouvelle manière - attendit quatre mois pour reparaître, donc bien après l’écrasement du ghetto, mais avec d’autres nouvelles du génocide en cours.

Leur accumulation tout au long de l’année 1943, aussi la diversité de leur origine expliquent d’ailleurs pourquoi en juin, l’appel au “feu du combat”, au “feu de la vengeance” ne fait pas référence au ghetto de Varsovie. L’appel paraît en province, dans Unzer Kampf, la feuille de langue yiddish du petit groupe de militants communistes qui, à Charleroi, organisait la défense juive locale. Ils venaient d’entendre de vive voix le récit bouleversant de deux Juifs anversois évadés d’un camp de travail de Haute-Silésie, celui de Peiskretcham et ces rescapés du voyage à l’Est leur ont parlé d’Auschwitz. La presse du Front de l’Indépendance d’abord, puis celle de la défense juive - après la reprise du Flambeau - diffusera la nouvelle dans le public clandestin. Les évadés ne connaissaient cependant d’Auschwitz que la terrible réputation de ses crématoires. Les forçats de Peiskretcham pensaient que leurs camarades épuisés et devenus inaptes au travail dispa­raissaient à Auschwitz “brûlé[s] vif[s]”.

A Charleroi, ce témoignage vivant est incontournable. Il est plus plausible dans son horreur extrême que les informations impersonnelles des radios alliées sur le recours à des gaz meurtriers. On en concevait l'emploi seulement à titre d'expérience sur les enfants juifs[23]. La rumeur du génocide toujours plus envahissante laissait ses auditeurs de l’Ouest, surtout les Juifs, sceptiques, sinon incrédules. “Les atrocités commises contre la population juive dépassent tout ce que notre esprit peut imaginer”, avoue Le Flambeau en février 1944 se référant à son tour au témoignage des évadés de Haute Silésie. “Quand on nous racontait que les enfants juifs sont asphyxiés, que les vieillards et les malades sont simplement supprimés, nous ne voulions pas le croire. Nous pensions que c’était peut-être exagéré[24]. Le récit des “deux témoins oculaires” levait les dernières réticences sur “cette tragique vérité”.

Dès juin 1943, le militant qui, le premier, publie et commente le rapport des éva­dés, Pinkus Broder - nom de guerre Pierre - doit admettre la réalité du “désastre polo­nais”: “le yishuv juif de Pologne est anéanti”, se désespère t'il. “Des trois millions et demi de Juifs”, précise-t-il, “il n’en reste plus en vie que 600.000 et encore ne s’agit-il que de morts vivants”. Pierre Broder se laisse un moment gagner par la détresse , mais il se reprend aussitôt. Militant communiste aguerri, il proclame avec d’autant plus de dé­termination que “la destruction du judaïsme polonais doit éveiller notre conscience, allumer en nous le feu du combat, le feu de la vengeance!!!

Ce “feu du combat”, ce “feu de la vengeance”, ce n’est pas une métaphore idéo­logique dans le texte passionné de Pierre. “Nous devons être forts et fermes”, clame-t-il, “nous avons un devoir sacré à remplir: nous venger des assassins qui égorgent nos frè­res et nos soeurs! Nous devons exaucer le dernier voeu de tous les brûlés et assassinés: ceux qui restent en vie n'ont d'autres missions à remplir que de les venger [...] Point de répit pour nous tant que le dernier de ces assassins sanguinaires n'aura pas été anéan­ti!”. Il ne s’agit plus désormais de “demeurer cachés et [d’]attendre que d'autres nous aient vengés, au risque de leur vie [...] La place de tout Juif est aux côtés de ceux qui combattent, au premier rang des combattants! Comment un Juif pourrait-il demeurer à l'écart, manger et boire tranquillement tandis qu'à Auschwitz, l'on brûle son père, sa mère, son frère et sa soeur? [...] Chacun de nous doit se jeter dans le combat! Chacun de nous doit tout sacrifier pour ce combat! Nous autres Juifs n'avons rien à perdre! Plutôt que de risquer d'être pris dans quelque rafle et expédié à Auschwitz, mieux vaut combattre sur place, combattre ici, armes en mains!”.

Au-delà de sa véhémence et cette dénonciation rageuse de la passivité et de l’attentisme, le discours est remarquable. A mille kilomètres de Varsovie, le résistant juif, accédant à une conscience aiguë du génocide en cours, ne conçoit la mort juive que dans la dignité et l'honneur, les armes à la main. Tout en ignorant le choix des Juifs insurgés du ghetto, la lutte armée lui apparaît comme l’alternative existentielle des Juifs, hors l’indignité et le déshonneur.

Il faut se garder pourtant d’écrire l’histoire avec le seul discours militant de ses contemporains. Le feu du combat et de la vengeance n’est pas moins empreint des choix idéologiques et politiques d’Unzer Kampf que la dénonciation de la “folie collective de suicide des Juifs de Varsovie” chez l’adepte trotskiste du défaitisme révolutionnaire. Tout autant que le trotskiste Jacques Fajgelsohn récuse la lutte armée dans la Varsovie juive du printemps 1943 au nom du défaitisme révolutionnaire, le communiste Pierre Broder la prône en Belgique parce qu’elle est conforme à ses choix politiques. Ce dis­cours juif de lutte armée est un discours communiste en langue yiddish. C’est avec un accent tout aussi “varsovien” que l’organe central du parti appelle non pas les Juifs, mais les peuples de Belgique à se mobiliser dans une lutte armée immédiate. A suivre Le Dra­peau Rouge, “l’alternative s’impose inéluctable: attendre et se laisser massacrer comme les moutons que l’on conduit, bêlants à l’abattoir, ou prendre les armes, dé­jouer les plans de l’occupant en déclenchant le soulèvement prélude de la libération[25].

Dans cette perspective, le parti s’était depuis la fin de 1941, forgé un bras armé, son organisation des partisans. Dans la capitale - centre stratégique de l’occupation -, son Yiddishland lui a fourni, dès le printemps 1942, l 'une des bases, sinon la principale, de son action armée. Mobilisés avant la grande vague de déportation de l’été 1942, ces par­tisans juifs, encadrés par des anciens brigadistes de la guerre d’Espagne, tentèrent, par le recours à la violence, même physique, d’inverser le déroule­ment de l’opération nazie. La stratégie communiste commandait que les Juifs “résiste[nt] aux bourreaux antisémites et frappe[nt] leurs complices[26]. Le 29 août 1942, le “bras ven­geur” des partisans juifs “montr[ait] la voie”: il abattit en rue le chef juif de la “mise au travail”[27]. Selon le verdict de l’organe communiste, le notable “n'avait pas hésité à coo­pérer avec l'occupant pour martyriser ses concitoyens juifs”. Dans les enjeux de 1942, c’est la déportation juive qui légitimait cette violence vengeresse, mais une déportation dont la perception restait problématique. Le parti persistait à l’analyser en termes de travail obliga­toire. L’ambiguïté ne l’empêchait nullement, dans le même temps, d’appeler les Juifs à “résister” aux “négriers nazis” en considérant “que la mort elle-même n’est pas pire que le sort qui les attend en cas de déportation.

Unzer Kampf appelant au “feu du combat” et au “feu de la vengeance” reste dans la ligne. Ce qui est nouveau dans le texte en yiddish de juin 1943, c’est que l’ambiguïté de 1942 est désormais levée. Ce discours communiste s’articule maintenant sans la moindre hésitation sur les nouvelles tragiques du “désastre polonais”. Ces échos du mas­sacre des Juifs en Pologne ne résonnaient pas encore des “coups de canon tirés” sur le ghetto de Varsovie. Fin mai, le communiste Pierre composant son apologie de la lutte armée ne les avait pas entendus. Dans sa clandestinité provinciale, le militant communiste ne lisait pas non plus les textes de l’obédience trotskiste. Aurait-il laissé sans réplique cette sentence contre “la folie collective de suicide des Juifs de Varsovie”? Sans aucun doute, la réponse de Pierre à Jacques manque à ce débat paradoxal sur les “événements du ghetto. Elle aurait, pour la véhémence de son indignation, mérité de figurer au même titre que son appel passionné au “feu du combat” et au “feu de la vengeance”, dans les meilleures feuilles d’une anthologie de la résistance juive à l’occupation nazie et anti­sémite.


*  Publié dans L'insurrection du ghetto de Varsovie, textes réunis par Joël Kotek autour de Raul Hilberg, Complexe-CEESAG, Bruxelles, 1994, pp.99-116.

[1]. “Les Juifs de France  saluent leurs frères héroïques du ghetto de Varsovie . Unis, organisons notre défense par la résistance armée. Frappons sans merci les barbares hitlériens!”, in Notre Voix, le 1 juin 1943, cité d’après S. COURTOIS et A. RAYSKI, Qui savait quoi? L'extermination des Juifs 1941-1945, Paris , 1987, p. 188-190.
[2]. JACQUES, “Plus il écrit, plus il s’embrouille”, in Contre Courant, Idées et documents, 24 juillet 1943.
[3].  “Le martyrologue des Juifs en Belgique ”, in Flambeau, n°4, novembre 1943.
[4]. “Le désastre polonais” , in Unzer Kampf, juin 1943.
[5]. Contre Courant, Bulletin intérieur, 15 avril 1943, p. 10.
[6]. Notre Voix, le 1 juin 1943, cité d’après S. COURTOIS et A. RAYSKI, Qui savait quoi? L'extermination des Juifs 1941-1945, Paris , 1987, p. 188-190.
[7]. M. STEINBERG, L'Étoile et le Fusil, t. III, vol. 2, La Traque des Juifs, 1942-1944, Éditions Vie Ouvrière, Bruxelles, 1987, p. 17 et sq.
[8]. Contre Courant, Bulletin intérieur, 15 avril 1943.
[9]. A. LEON, La conception matérialiste de la question juive, Ed. Pionniers, s.l, 1946, p. 168.
[10].  Ibidem, p. 159.
[11]. JACQUES, “Plus il écrit, plus il s’embrouille”, in Contre Courant, Idées et documents, 24 juillet 1943.
[12].“Discussion sur le Bund”, in Contre Courant, Idées et documents, 24 juillet 1943, p. 8
[13]. Le Flambeau,  mars 43.
[14]. [CDJ], Rapport sur la population juive du mois de septembre 1942 jusqu'à la fin de décembre 1943” , voir  M. STEINBERG, ouvr. cit.  t. III, vol. 1, p. 65 et sq.
[15]. CDJC CXXI-44  La situation des Juifs en Belgique ” , rapport sioniste anonyme de mars 1944. Voir M. STEINBERG, ouvr. cit. t. III, vol. 1,  p.100 et sq.
[16]. “Nouvelles de l'U.R.S.S.”, in Le Flambeau, mars 1943.
[17]. “Le 25e anniversaire de l’Armée rouge”, in Le Flambeau, mars 1943.
[18]. “La résistance des Juifs”, in Le Flambeau, mars 1943.
[19]. “Le désastre polonais” , in Unzer Kampf, juin 1943.
[20]. Notre Voix, le 1 juin 1943, cité d’après S. COURTOIS et A. RAYSKI, Qui savait quoi? L'extermination des Juifs 1941-1945, Paris , 1987, p. 188-190.
[21]. Sur le rôle de Ghert Jospa, voir M. STEINBERG, ouvr. cit. ,  t. III, vol. 1, p. 91 et sq.
[22].  [CDJ], Rapport sur la population juive du mois de septembre 1942 jusqu'à la fin de décembre 1943” , voir  M. STEINBERG, ouvr. cit.  t. III, vol. 1, p. 65 et sq. .
[23]. Archives de Pierre Broder, “Hitler  et les Juifs”, (tract ou projet de tract, de janvier 1943). Voir M. STEINBERG, ouvr. cit. ,  t. III, vol. 1, p. 243.
[24].  ‘La tragédie des Juifs’, in Le Flambeau, février 44.
[25]. ‘Préparons le soulèvement national! Pour vivre et vaincre, il faut lutter’, in Le Drapeau Rouge, n°66, 25 mai 1944.
[26]. “Résistez aux bourreaux antisémite s et frappez leurs complices” dans Le Drapeau rouge, n° 35, septembre 1942
[27]. Il s’agit de Robert Holzinger, nouveau délégué de l’Association des Juifs en Belgique  auprès de l’officier SS  des affaires juives. Les employés juifs du service juif de la “mise au travail ” avaient distribué, depuis le 25 juillet, les convocations au camp de rassemblement  de Malines .  Voir M. STEINBERG, L'Étoile et le Fusil, t. II, 1942, les cent jours de la déportation des Juifs de Belgique,  Édition Vie Ouvrière, Bruxelles, 1984, p. 213 et sq.;  voir aussi  le t. III, vol. 2, ouvr. cit. p. 45.