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16.1 Les trois rendez-vous du palaisIl est, en histoire, des rendez-vous manqués. Ses acteurs vivent l’instant présent en ignorant le sens réel de son accomplissement. “On ne savait pas”, disent-ils après coup. Cet hiatus dans la conscience historique est typique de l’histoire du génocide juif ou, pour mieux dire, de la “solution finale”. La formule du discours nazi d’époque dit bien l’ambiguïté de l’événement. Il comporte tout à la fois la déportation des Juifs et leur extermination; d’une part, leur évacuation d’un territoire au vu et au su de ses populations, et d’autre part, dans le secret de ses centres d’extermination, l’assassinat systématique des “évacués” dès leur débarquement. Ce secret et ses conventions de langage codées ont posé, après coup, la question la plus épineuse aux magistrats chargés d’instruire les procès des responsables des déportations juives. Cette difficulté inhérente aux retombées judiciaires du génocide juif n’explique pourtant pas que, pour leur part, les magistrats belges aient raté ce rendez-vous avec l’histoire à peine accomplie. Durant son accomplissement, dans un pays où l’appareil d’Etat ne s’était pas rallié à l’Ordre nouveau, le Palais de Justice était resté à l’écart du dispositif antijuif importé par l’occupant. Au cours de ce premier rendez-vous avec l’histoire, les autorités judiciaires belges n’eurent guère à “se salir les mains” dans la “question juive”. C’est l’occupant qui s’appliquait à la résoudre après l’avoir posée. Leur incompétence juridique sauvegardée dans cette matière scabreuse, elles ont pourtant infléchi son cours en laissant - selon une métaphore juridique d’époque - les administrations belges prendre part à l’oeuvre du “bourreau”. Après coup, dans l’après-1945, il apparut aux juristes chargés d’enquêter sur les “crimes de guerre” que l’occupant avait accompli une “oeuvre de mort” avec la déportation des Juifs. Ils lui appliquèrent une grille de lecture juridique inadéquate. Elle s’attachait aux “crimes de droit commun” perpétrés sur place. Le modèle dissociait la déportation de l’extermination. Pris au piège de l’ambiguïté de la solution finale, les tribunaux belges ont fait l’impasse sur la complicité des responsables de cette déportation dans l’“anéantissement” des déportés juifs. L’épilogue judiciaire belge de l’événement a ignoré, dans l’immédiat après-guerre, la participation criminelle à “la déportation et l’anéantissement de millions de Juifs”[1]. Il a fallu près d’un demi-siècle
pour qu’une juridiction belge ait enfin à connaître de ce crime dans
ces termes historiquement corrects. C’est au début des années 1990
que l’agression “révisionniste”
et ses injures à la mémoire collective ont imposé à Ce débat juridique des années 1990 autour des tentatives d’annuler, dans la mémoire contemporaine, l’événement juif de la seconde guerre mondiale gagnerait à s’instruire du débat belgo-allemand du temps de l’occupation nazie. Quelles qu’aient été alors les tergiversations des autorités belges, elles se sont référées aux principes juridiques de l’Etat de droit. Foncièrement, ils sont incompatibles avec l’antisémitisme, sous quelque forme qu’il se présente. Qu’il prenne le masque du “révisionnisme” assassin de la mémoire ou, un demi-siècle avant, celui brutal et meurtrier du nazisme antijuif, il est une insulte à l’esprit des lois. C’est de ce point de vue
juridique qu’on considérera ici le premier temps fort des rendez-vous
avec l’antisémitisme pendant ce demi-siècle. D’importation à l’époque,
il butait sur les “scrupules nés
du respect de 16.2 Les “scrupules constitutionnels”L’occupant n’ignorait pas
combien la greffe d’un antisémitisme d’Etat en Belgique constituait
une subversion fondamentale de l’Etat de droit. Ses directives
pour l’administration du pays l’avaient averti du risque politique
d'y “entamer la question des
races, cela pourrait faire conclure à des intentions d'annexion”[3].
Introduites après six mois d’expectative, le 28 octobre 1940, ses
premières ordonnances “contre
les Juifs” - comme elles s’intitulaient - étaient “en
opposition avec les principes de notre droit constitutionnel et de nos
lois”[4].
Il revint aux porte-parole de la magistrature dans la capitale de le lui
rappeler. Dans ce propos, le Bâtonnier de l’Ordre des Avocats et les
Premier Président et Procureur Général de Le rappel des “principes d’ordre juridique et social qui sont à la base de la vie
nationale” y introduisait explicitement le rejet de toute
discrimination fondée sur “la race”.
Le concept juridique ne figurait cependant pas dans le droit belge. La
guerre de 1939 n’avait pas alors laissé le temps au législateur
belge de suivre l’exemple de Cette race à laquelle les légistes se réfèrent est un concept juridique absurde au plein sens du terme. Même les légistes nazis, adeptes du racisme, ne purent articuler ses fantasmes. Dans le Reich hitlérien, les fonctionnaires du ministère de l’intérieur trébuchèrent, dès 1935, sur son absurdité juridique,. Il leur incombait, en novembre, de rédiger les arrêtés d’exécution de la toute récente “loi” de Nuremberg “pour la protection du sang et de l'honneur allemand”. Aucun critère “biologique” n’était opératoire dans le dispositif administratif et réglementaire indispensable pour identifier par la “race” ce Juif “non-aryen” exclu désormais des droits de la citoyenneté. Il fallut se résoudre à un biais non racial. L’appartenance “au culte juif” vint combler le vide juridique de la “race juive”. L’administration nazie en Belgique occupée fut tout aussi pragmatique. L’idéologie raciste lui commandait, dans sa première ordonnance antijuive, de définir le Juif par son ascendance biologique ... de “race juive”. C’est la filiation avec les grands-parents qui introduisit le lien biologique. La définition demeurait vicieuse. Elle portait qu’“est jui[ve] toute personne issue d'au moins trois grands-parents de race juive”. L’idéologie sauvegardée, la “race juive” du grand-parent prenait consistance avec la preuve de son adhésion au “culte juif”. La disposition permettait, selon l’administration militaire, de “constater plus facilement la qualité de Juif, d'empêcher les Juifs d'éluder la loi et de rendre plus difficiles aux autorités belges d'éventuels manquements à leurs devoirs”. En l’occurrence, elle imposait au pays occupé dont il incombait de respecter les lois et la constitution une discrimination basée sur la religion, tout au moins dans l’ascendance parentale des personnes. Absurde dans son principe, le concept racial corrigé par la religion débouchait sur une incohérence juridique. Un Juif converti à la religion catholique restait de “race juive” s’il était prouvé que trois de ses grands-parents avaient adhéré à la religion juive. Il perdait sa qualification “juive” s’ils appartenaient à une autre religion pour autant qu’il n’eût pas lui-même rallié celle des Juifs. Pour démêler cet imbroglio juridique, il fallut établir un Bureau des Etudes Généalogiques et Raciques qui délivrait des certificats d’aryanité. Instance belge, il ne relevait pas d’un Commissariat Royal aux Questions juives. Le projet existait dans les cartons de services allemands impliqués dans la question juive. Des raisons d’opportunité politique écartèrent cette tentative de greffer une instance raciste d’Ordre nouveau sur l’appareil d’Etat belge. Les contestations de judéité raciale furent en conséquence traitées dans un service auxiliaire de la police de sécurité allemande, et non devant les tribunaux belges. Il en fut autrement en France où les magistrats furent les premiers à se “salir les mains”[6]. Engagé dès l’invasion allemande dans une autre “Révolution nationale”, l’“État français” du Maréchal Pétain s’était empressé, en août 1940, d’écarter l’obstacle du décret Marchandeau. L’abrogation de la législation antiraciste de 1939 ouvrit symboliquement la voie à l’antisémitisme d’Etat inscrit au programme du gouvernement du Maréchal. Il était de facture française et, devant la concurrence allemande, farouchement jaloux de ses prérogatives nationales. En l’absence de sollicitations du côté allemand, c’est Vichy qui prit les devants au début de l’automne 1940 et qui instaura un statut français de discrimination et d’exclusion des personnes de “race juive”. L’initiative précipita la décision allemande de poser enfin cette “question juive” si embarrassante dans les territoires occupés de l’Ouest et d’en conserver la maîtrise. Relevant de la seule législation
de la puissance occupante, le concept de race n’en fit pas moins une
timide intrusion dans le texte légal belge. Au printemps 1942, le Moniteur belge des arrêtés ministériels et autres arrêtés des secrétaires
généraux publia les statuts d’une Association des Juifs en Belgique créée sur ordre allemand.
L’administration d’occupation tint, pour des raisons d’efficacité,
à la faire apparaître comme une institution de droit belge, même de
“droit public”. Pour ce camouflage, on se rabattit, à défaut
d’autre solution, sur le statut inconfortable d’association sans but
lucratif. L’institution légale des
Juifs en Belgique n’était cependant pas une association
volontaire, mais une communauté forcée, un ghetto administratif auquel
une ordonnance allemande imposait l’adhésion obligatoire[7].
C’est pour définir ses membres que les statuts se référaient
explicitement à la première ordonnance antijuive et raciste de
l’autorité militaire d’occupation. Cette référence dans le Moniteur
belge déchaîna la jubilation des militants belges du racisme antijuif.
Les “scrupules
nés du respect de 16.3 La “voie de la conciliation”A l’automne 1940, après les
premières ordonnances antijuives, le Bâtonnier de l’Ordre des
Avocats, le Président et le Procureur général de La
presse la plus radicale de la collaboration dénonça publiquement cette
“résistance passive”. Du point de vue de la résistance, ce n’était
pourtant qu'une “politique
d'autruche”. Au dire de Dans cette “question juive” dont il préparait, pas à pas, la “solution finale” dans le territoire occupé, le pouvoir allemand sut, avec un sens aigu de l’opportunité, louvoyer entre les “scrupules“ constitutionnels des autorités belges. Dans cette matière des plus délicates, l’administration militaire manoeuvra pour convaincre ces autorités nationales que ses ordonnances antijuives étaient pour elles un moindre mal. Il les persuada qu’“il lui répugne d'avoir recours [à ce] procédé”. L’autorité d’occupation aurait préféré, prétendit-elle, que les secrétaires généraux des ministères décrètent leur propre statut des Juifs. Une initiative belge en la matière n’était pas impensable. Il était conforme à l’esprit du temps d'assurer “la protection de la race et (la) réduction graduelle du nombre d'étrangers”[10]. Dans le désarroi des premières semaines de l’occupation, on l’avait inscrit, du côté belge, au programme d’un gouvernement fort à constituer sous l’égide du roi Léopold III. Cette dérive de l’Etat belge vers l’Ordre nouveau aurait conservé des garde-fou de l’ancien Régime “en respectant les commandements de l'humanité et en réprimant toute action non légale”. Ce projet avorté, les milieux de la collaboration raisonnable persisteront à plaider pour “un antisémitisme d’Etat qui épargnerait les violences inutiles par un statut des Juifs, humain et équitable, statut préparatoire au départ des Juifs”[11]. Le problème juif est, de ce point de vue national belge, “un problème d’Etat et postule une solution légale”. On découvrira même dans es ordonnances antijuives de l’occupant “un statut des Juifs [qui] n’implique aucune idée de persécution, de brutalité ou de traitement inhumain”. De ce côté, on regretta la “carence” de “certaines autorités belges [qui] s’abriteraient derrière la Constitution”[12]. Ce fut, en effet, la réponse des
secrétaires généraux des ministères à la sollicitation allemande.
Le 11 octobre 1940, ils se retranchèrent derrière Le collège des secrétaires généraux
ne s'engagea pas dans cette politique d’exécution d’ordres
allemands contraires aux lois et à la constitution du peuple belge sans
s’entourer de garanties juridiques. Il consulta, à cette fin, le
comité permanent de législation formé de juristes et de hauts
magistrats. A son estime, les “mesures contre les Juifs” méconnaissaient les principes de base
du droit de belge au point “que
la participation à ces ordonnances excède manifestement le pouvoir légal
des autorités administratives belges”: “elle
constituerait la violation de leur serment d'obéissance à Tardivement, à la veille des déportations dont on ignorait l’imminence, on s’aperçut du côté belge, du moins dans la capitale, qu’il y avait des limites dans l’“exécution passive” que même un bourreau ne pouvait franchir. 16.4 Les limites du “bourreau”Ces limites furent atteintes avec l’ordonnance du 1er juin 1942 obligeant tous les Juifs du pays à porter l’étoile jaune. Contre toute attente, les bourgmestres bruxellois - et eux seuls - refusèrent de prêter leur “collaboration à son exécution”[13]. Ils dirent à l’autorité allemande qu’ils ne pouvaient se “résoudre à [s’]associer à une prescription qui porte une atteinte aussi directe à la dignité de tout homme, quel qu’il soit”. Toutefois, ils insistaient, dans leur refus de prêter les services communaux à la distribution des étoiles aux 30.000 Juifs de la capitale, sur l’argument factice qu’“un grand nombre [...] sont belges”. Sans s’en apercevoir, la protestation humanitaire belge ouvrait une faille que l’occupant saurait exploiter dans la phase suivante bien plus cruciale pour la personne humaine. Le port obligatoire de l’étoile jaune annonçait le “prochain pas à accomplir”. Mesure de surveillance policière, il consacrait l’isolement des Juifs avant leur “évacuation”. Dans l’imminence de la solution finale arrivée à échéance, l’occupant, pris au dépourvu dans l’affaire de l’étoile, laissa passer la rébellion des bourgmestres bruxellois. Cette insoumission nouvelle d’autorités belges dans la question juive lui indiquait jusqu’où l’action d’“évacuation” à venir ne pourrait aller trop loin au risque d’une crise politique dans le territoire occupé. Avec un savoir-faire remarquable,
l’administration allemande exploita l’attitude ambiguë des
officiels belges à l’égard des Juifs du pays qui, dans leur masse -
à 94% - n’étaient précisément pas leurs compatriotes. Certes, le
principe constitutionnel n’autorisait pas les autorités belges à
faire une différence dans la “protection accordée aux personnes et aux biens”. Se désintéressant de cette déportation massive, les autorités belges - y compris, en l’occurrence, les magistrats du parquet - furent d’autant plus discrètes sur la participation de leur police à la “rafle du ‘Vel d’Hiv’” belge au cours de l’été 1942. Le Vélodrome d’Hiver à Paris avait servi à rassembler la plupart des 13.000 Juifs que la police française a arrêtés au cours de la grande rafle des 15 et 16 juillet 1942. Les rafles débutèrent un mois plus tard en Belgique, d’abord à Anvers où, comme à Paris, la police nazie pallia l’insuffisance de ses effectifs en se servant de la police communale. A deux reprises, dans la nuit du 15 au 16 et dans celle du 28 au 29 août, la police anversoise se prêta à l’arrestation de 2 à 3000 Juifs. Toutes proportions gardées, les policiers anversois firent au cours de ces deux nuits de rafle un score équivalent à celui de leurs collègues parisiennes. Mais, à la différence de la police de l’“État français”, il n’y eut pas d’autres ‘Vel d’Hiv’ de la police belge. Dans la capitale, l’étoile jaune avait mis fin à la politique d’“exécution passive” dès la fin du printemps 1942. Dans ces conditions politiques nouvelles, les forces de police allemandes furent réduites à opérer avec leurs propres moyens le ratissage du quartier de la gare du midi, au cours de la razzia nocturne du 3 au 4 septembre 1942. Il n’y eut guère d’autres grandes rafles. Dès la fin de l’été 1942, les rescapés comprirent qu’ils se livraient à terme s’ils demeuraient à leur domicile légal. Cette rupture avec la légalité, y compris la loi belge, face à la menace généralisée et anonyme de déportation, limita les ravages de la solution finale en Belgique occupée. Ils se chiffrent en fin de compte à 45% avec l’acheminement d’un total de 25.000 Juifs à Auschwitz. La plupart - 16.000 - furent assassinés dès leur arrivée, les autres étaient voués à la mort concentrationnaire. Guère plus d’un millier étaient encore en vie, à la fin de la guerre. Il n’y eut même aucun survivant d’un des 27 convois juifs partis du camp de rassemblement de Malines. Ce convoi IV du 18 août 1942 est
sans doute le plus typique de cette déportation raciale. Entièrement
anéanti, il n’est pourtant pas, par sa formation, le plus caractéristique.
Il a été constitué avec les victimes de la rafle anversoise du 15 août.
Il donne rétrospectivement un sens terrible à la métaphore juridique
du “billot” qui légitimait au début de la question juive la
politique belge d’“exécution
passive” des ordres allemands. La collaboration de policiers
belges dans l’exercice de leur fonction à l’arrestation des Juifs
à déporter au titre de la solution finale en a été la conséquence
extrême. Les officiers de la police anversoise, sommés de procéder à
ces arrestation dans leur ressort territorial, ne se conduisirent pas
autrement que les autorités administratives dont ils relevaient. De même
que la distribution des étoiles jaunes n’avaient pas été, à la fin
du printemps 1942, un ordre inacceptable à Anvers, ces officiers de
police firent, avec leur agents, le travail du “bourreau”
accomplissant l’ordre allemand. Conformément à la loi belge, ils
rendirent compte aux autorités concernées. Non sans embarras, ils
justifièrent leur activité nocturne en invoquant l’état de nécessité
dans les pro justitia adressés régulièrement au procureur du Roi
d’Anvers. Ces arrestations pourtant arbitraires et contraires aux
principes les plus élémentaires du droit belge ne provoquèrent pas la
crise redoutée du côté allemand. Il n’y eut aucune protestation
formelle des autorités belges, parquet compris, contre cette réquisition
illégale des forces de police belges[15].
La seule mise en demeure faite à ce propos est de source allemande.
Dans l’action d’“évacuation
des Juifs”, la police SS avait multiplié les “abus
[....] contraires aux conventions antérieures” établies avec
l’autorité militaire d’occupation[16].
Cette dernière inquiète de leurs “conséquences
fâcheuses sur le plan politique” rappela à l’ordre la police
SS et confirma ces remontrances dans un écrit en bonne et bue forme.
Dans le même temps, le pouvoir militaire enjoignit formellement à ses
services locaux de “s’abstenir
de faire appel à la police belge”[17].
Il ne resta dès lors à la vingtaine de SS allemands en charge de la
solution finale d’autres relais belges que les auxiliaires détachés
des formations paramilitaires des mouvements d’ordre nouveau,
principalement de De ces relais belges sans lesquels l’“ennemi” n’aurait pu accomplir son “oeuvre de mort”, ce fut le seul que la commission des crimes de guerre auprès du ministère de la justice retint en fin de compte. Dans son rapport sur La persécution antisémitique en Belgique, elle dénonça l’aide apportée à l’occupant “par de très nombreux auxiliaires, prêts à tout pour assouvir leurs instincts les plus vils et leur cupidité éhontée”[18]. Sous ce regard tronqué, l’histoire était désormais criminalisée. La justice belge, convoquée à son deuxième rendez-vous avec cette “oeuvre de mort”, allait lui appliquer des concepts juridiques inadéquats à son sens réel. Ils lui firent faire l’impasse de l’après-1945. 16.5 L’impasse de l’après-1945Constituée dès le 21 décembre
1944, cette commission d’enquête sur les violations des règles du
droit des gens, des lois et coutumes de la guerre et des devoirs de
l’humanité prépara l’action répressive des cours militaires. Formée
essentiellement de juristes, elle comportait aussi, à cette fin, un
substitut de l’Auditeur général, ainsi que le secrétaire de Le “classement idéologique” de ces “infractions” distinguait la “persécution des Juifs” des autres infractions, entre autres des “déportations”. L’énumération qui n’avait “aucun caractère limitatif”, ne comportait néanmoins pas les exterminations. Celles-ci ne figuraient pas non plus dans l’autre catégorie des “crimes de droit commun“ où la commission inscrivait notamment les “massacres par représailles”, désignant par là des actes perpétrés sur le territoire belge. Avec ses deux volets d’“infractions au droit des gens” et de “crimes de droit commun“, la notion belge de crime de guerre s’avérait d’emblée un concept juridique impropre à saisir l’événement juif de la seconde guerre mondiale. Dans l’après 1945, il n’était
pas mieux appréhendé avec le concept de “crimes
contre l’humanité”, fondement juridique de L’événement historique procède de “la grave décision” dont parlait pendant son exécution le chef des tueurs SS, “de faire disparaître ce peuple de la terre”. La “décision” impliquait, pour son organisation, d’opérer la déportation génocidaire en un mouvement continu. Les déportés étaient systématiquement assassinés dès leur débarquement. Ils étaient déportés pour être exterminés. C’est cette continuité des déportations et des exterminations qui caractérise l’événement génocide dans son accomplissement. Élaborant le concept juridique en 1944, Raphaël Lemkin n’a considéré ce “cas” qu’à titre exceptionnel. “Dans son sens le plus général”, écrit-il, “génocide ne signifie pas forcément liquidation immédiate d'une nation, sauf dans le cas où il s'accomplit par le massacre direct de tous ses membres”. Aussi, le concept juridique a-t-il plutôt nommé une politique “visant à détruire les fondations de la vie des groupes nationaux, dans le dessein final d'annihiler les groupes eux-mêmes”. Dans ce sens extensif, la convention de l'O.N.U. pour la prévention et la répression du crime de génocide, du 9 décembre 1948 y a inscrit les “actes commis [...] dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux”[20]. Du “tout” à la “partie”, le concept juridique glisse insensiblement de l’événement génocidaire à la spécificité de ses victimes. Il suffit qu’elles soient choisies en raison de leur identité "national[e], ethnique, racial[e] ou religieu[se]". A la limite, l’acte qui les prive de leur identité qualifie le génocide tout autant que leur assassinat. L’O.N.U. inscrit ainsi dans sa définition aussi bien le "transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe" que "le meurtre de membres du groupe". Les SS d’Himmler, experts en la matière, avaient une conception bien plus restrictive du génocide juif. Dans ce cas d’espèce, les tueurs SS ne commettaient aucune confusion de sens. C'était “tout” le groupe dont le massacre était systématiquement poursuivi. Himmler ne concevait pas de lui prendre “tout ce qui est de bon sang"[21]. Le chef des SS l'envisageait chez d'autres peuples, entre autres les Slaves. Il était concevable, du point de vue raciste, de "leur vole[r] même leurs enfants". En revanche, il n'était admissible, du même point de vue, que des enfants juifs, même déjudaïsés, puissent vivre physiquement. Le sens de “la grave décision de faire disparaître ce peuple de la terre", c’est précisément de le priver d’avenir en exterminant les enfants. Le chef des SS ne se sentait pas, selon ses confidences livrées aux plus hauts dignitaires nazis, "le droit d'exterminer les hommes - dites si vous voulez, de les tuer ou de les faire tuer - et de laisser grandir les enfants qui se vengeraient sur nos enfants et nos descendants”. Dans ce témoignage himmlérien d'époque, les massacres, fussent-ils de Juifs, ne suffisent pas encore à faire l'événement génocidaire dont il n'a jamais été si bien dit la nature singulière. Ce qui fait la différence du judéocide et qui signifie, dans la pratique meurtrière des SS, cette "grave décision", c'est, du point de vue de leur chef, la mise à mort préméditée et systématique des enfants juifs. L’après-1945 découvrant toute
l’ampleur du génocide ne pratiquera cette approche historique qui lui
restitue sa singularité dans les atrocités nazies. Ce qu’on
retiendra au moment de rendre justice, c’est, comme y insiste le
rapport belge sur “la persécution antisémitique”, “cette
gigantesque entreprise criminelle”[22].
Enquêtant sur les faits, la commission des crimes de guerre n’a pu se
limiter au juridisme des “infractions
au droit des gens”, ni même des “crimes
de droit commun“ commis sur le territoire belge. Le chapitre belge
était l’“un des multiples
aspects” de la “tragédie
des Juifs d'Europe”. Et, dans cette lecture, la commission découvrait
même “un plan préalable et systématique”, un “plan général d’anéantissement des Juifs”. Il consistait “à
rassembler et isoler les Juifs”, puis “à
les déporter”. De cette déportation “dans
des conditions inhumaines”, insiste l document, le rapport retient
qu’“arrivés à Auschwitz, [...]
les femmes et les enfants, les
vieillards, les faibles et les malades étaient isolés et immédiatement
envoyés à Birkenau où se trouvaient les chambres à gaz et les crématoires.
Des milliers de personnes furent ainsi dès leur arrivée, conduites à
la mort dans des conditions atroces"[23]. La logique de cette lecture conduit
la commission à déterminer la “responsabilité”
des autorités allemandes d’occupation, tant les militaires que les
policiers. Cette responsabilité est “engagée
plus particulièrement en ce qui concerne la persécution antisémitique
en Belgique”, mais elle ne les dégage aucunement de toute
implication dans “le plan général
criminel”. Au contraire, dit même le rapport, “c’est
à eux qu’échut la tâche de mener à bien, sur un territoire déterminé,
le plan général criminel des chefs suprêmes de leur pays”[24].
Le réquisitoire de la commission s'interroge
toutefois sur l’opportunité “de
doser les responsabilités”. Il lui faut “répondre
par la négative”. Il ne lui est pas apparu, “bien
au contraire”, que quiconque, “à
quelque degré de la hiérarchie qu'il ait appartenu” ait eu “le
dessein d'adoucir les souffrances des victimes”. “Il ressort au contraire, de l’analyse impartiale des faits [...]
connus”, souligne la commission, “que
tous, initiateurs ou exécutants, dirigeants ou subordonnés, agents ou
auxiliaires, sont également responsables, chacun pour sa part, des
innombrables crimes dont furent les victimes innocentes les Juifs de
Belgique”[25].
Mêmes les autorités militaires d’occupation n’échappent pas à
cette responsabilité globale. “Ces
hommes”, souligne le rapport, “édicteront
les ordonnances et donneront les instructions qui forment le cadre légal
du mécanisme [...] d’anéantissement
de la population juive”. De surcroît, “c’est
sous leur autorité que s’organisèrent et fonctionnèrent les
multiples rouages de l’appareil policier, qui des caves de La logique accusatrice de l'exposé laisse supposer que la commission des crimes de guerre recommande, en conclusion, que “les coupables soient justement punis des nombreux crimes qu’ils ont commis”[26]. Ce qu’elle fait en effet, mais en limitant singulièrement les chefs d’accusation. Elle ne dénonce pas “au gouvernement belge et aux gouvernements des Nations Unies” les responsables allemands de la persécution des Juifs de Belgique pour leur complicité dans l’exécution du “plan général criminel”. Elle les dénonce seulement pour les “crimes suivants: déportation de civils, internement de civils dans des conditions inhumaines, confiscation de biens, arrestation en masse sans discrimination”[27]. Les procès “belges” de 1950/1951 feront ainsi l’impasse sur l’épilogue judiciaire du “plan criminel“ du IIIe Reich contre les Juifs de Belgique. Dans ces procès, les charges “juives” pour le moins mitigées pèseront bien moins que d'autres chefs d'inculpation, telles les fusillades d'”otages terroristes”. Les 300 victimes des ces “massacres par représailles” perpétrés en Belgique auront plus d’impact sur la condamnation des auteurs allemands que les 24.000 Juifs du pays disparus en déportation. Occulté dans les procès
“belges”, le génocide des Juifs de Belgique connaîtra pourtant son
épilogue judiciaire trente ans après en Allemagne fédérale.
Tardivement il est vrai, les magistrats allemands reprendront la
mauvaise copie de leurs collègues belges. Dans les années 1970-1980,
trop lentement pour conclure par un procès dans ce cas, ils inculpèrent
même l’un des officiers SS jugé en Belgique pour la déportation des
Juifs, mais “uniquement du point
de vue légal de la privation de liberté”[28]!
Les charges allemandes furent autrement pesantes. Le chef
d’inculpation fut rien de moins que la “complicité
dans la mise à mort cruelle et perfide d'un grand nombre d'êtres
humains pour avoir, dans la période d'août 1942 à juillet 1944, à
divers moments et à des degrés divers, collaboré à la déportation
de quelque 26.000 juifs [sic ...] vers le camp d'extermination
d'Auschwitz”.. Ces “crimes nazis” du droit allemand ne sont pas plus des “crimes contre l’humanité” que dans le droit belge. Le procès “belge” en Allemagne n’a pas été, en 1981, un procès Barbie avant la lettre. A la différence du procès français de 1987, c’est le droit pénal ordinaire que les magistrats allemands ont appliqué au cas “belge”. La cour d’Assises du Schleswig-Holstein rendit un verdict de culpabilité pour “avoir contribué au meurtre” des Juifs de Belgique en les déportant à Auschwitz[29]. Le jugement ne se fonde pas sur des preuves documentaires qui auraient inaccessibles à l’époque des procès “belges” pour répondre à la question cruciale de la connaissance du sens réel des déportations juives. La pièce d’archives nazies qui emporta la conviction figurait, à l’époque du procès de Nuremberg, dans le rapport français sur la persécution des Juifs à l’Ouest de l’Europe. Datant du printemps 1942, cette note de service dévoilait dans les déportations juives projetées à partir de l’Europe occidentale “une solution finale ayant pour but l’extermination totale de l’adversaire”[30]. Ni les magistrats français, ni leurs collègues belges ne s’y référèrent dans leurs réquisitoires et leurs verdicts. Aucune “juridiction belge” n’en avait eu besoin dans les procès pour crimes de guerre après 1945. En Belgique, aucune “personne” ne fut à l’époque “reconnue coupable” tout à la fois de la déportation et de l’anéantissement des Juifs. Quarante ans après, le législateur n’envisage pas moins d’édifier avec les procès de l’après-1945 un rempart juridique contre le “révisionnisme” négateur du génocide juif. Les magistrats belges n’ont pourtant pas manqué ce troisième rendez-vous avec l’antisémitisme en dépit d’une législation répressive inappropriée. La loi Moureaux de 1981 ignore l’antisémitisme en tant que tel. Elle tend seulement “à réprimer certains actes inspirés par le racisme ou la xénophobie”. L’antisémitisme y est implicite comme une sous-catégorie du racisme moins essentielle cependant que la xénophobie élevée au rang de ce dernier. Ce faisant, la loi, en retrait des enjeux de son temps, ignore le fait nouveau du nouvel antisémitisme des années 1980[31]. 16.6 Le temps du nouvel antisémitismeParadoxalement, ce sont pourtant
des violences antisémites qui ont été à l’origine immédiate de
cette législation contre “le
racisme et la xénophobie”. Il a “sans
doute” fallu, confie l’auteur de la loi dix ans après, “les
tragiques attentats de Paris, Munich et Anvers au début des années Ses soubresauts répétés ont
tendu dans la longue durée à lui rendre un statut d’opinion dont les
horreurs nazies de la seconde guerre mondiale l’avaient privé. Dès
ces années 1950, l’extrême droite la plus extrême s’insurgeait
contre ce “curieux épouvantail
que dressent de temps en temps nos dirigeants pour effrayer les
bien-pensants”. Cette “nouvelle judéophobie” s’est articulée à partir des retombées des crises du Moyen-Orient[34]. Sous couvert d'antisionisme, elle avait travaillé les esprits pendant les décennies précédentes. Le “révisionnisme” s’y est ancré pour réduire les chambres à gaz du génocide juif à un “mensonge historique” et à une “gigantesque escroquerie politico-financière”[35]. “Les principaux bénéficiaires [en étaient] l'Etat d'Israël et le sionisme international”. Avec ce discours antisioniste, le négationnisme se défendait d’être “antisémite”[36]. Il recherchait “la vérité [qui ...] ne saurait pas être antisémite”, prétendait-il dans sa percée médiatique. Longtemps confidentiel, il sortit des catacombes de l’extrême droite groupusculaire à la toute fin des années 1970. Se targuant de constituer une “école historique”, il a pu un moment faire illusion. Mais, il est vite apparu pour ce qu’il était. Comme l’a aperçu un tribunal belge en 1991, l’entreprise négationnistes a permis “avec une légèreté insigne, mais avec une conscience claire, de laisser prendre en charge, par autrui son discours dans une intervention d’apologie des crimes de guerre ou d’incitation à la haine raciale”[37]. C’est l'extrême droite qui disqualifia ce discours à prétention scientifique. Pour l’avoir couvé au temps où elle-même était confidentielle, elle fit mine, en toute candeur, de découvrir ce “révisionnisme” au cours de son avancée électorale dans les années 1980. Elle se posait à son tour “un certain nombre de questions” et récusait toute “vérité révélée” au nom de la “liberté de l’esprit”[38]. Elle était bien sûr “hostile à toutes les formes d'interdictions et de réglementation de la pensée”. Ce discours respectable l’autorisait, dans un premier temps, à banaliser tout au moins l’antisémitisme génocidaire. Il s’agissait de le vider de toute singularité historique. Il n’était pas seulement un “point de détail” de l'histoire de la seconde guerre mondiale. La banalisation fut plus subtile.
D’une pierre, l’opération fit deux coups. Elle ravalait l’événement
singulier de la seconde guerre mondiale au rang de “détail”
d’un “détail”. Le “point”
englobait les “camps de
concentration où moururent par million, juifs, tsiganes, chrétiens et
patriotes de toute l'Europe et les méthodes employées pour les mettre
à mort : pendaisons, fusillades, piqûres, chambres à gaz, traitements
inhumains, privations”[39].
Ce discours réducteur du génocide juif renvoyait le public à sa
propre représentation tronquée. La mémoire historique du temps présent
pratique en permanence l’amalgame symbolique du “camp
de concentration et d’extermination” et la confusion mythique du
génocide avec la mort concentrationnaire[40].
Le “point de détail” se
joua de cet embrouillement des notions d’histoire[41]
pour tenter, à sa manière, de faire “passer
un passé qui ne veut pas passer”[42]
dans Cette banalisation du génocide juif inscrite dans l’air du temps est le passage obligé d’une entreprise plus du tout banale. Elle débordait l’hexagone français. Même en Belgique, l’extrême droite la plus radicale et ses nostalgiques du national-socialisme, néo-nazis et chevaux de retour fraternellement unis, s’extasièrent de leur vertu retrouvée. Il leur avait fallu “attendre” ce révisionnisme français de bon aloi “pour apprendre ce que les Allemands n’ont pas fait”[44]. “Nationaux-socialistes”, ils ne devaient plus en public “encore éprouver maintenant un sentiment de culpabilité”. Hitler réhabilité était plus que jamais un prophète de son temps. Il était, aux dires d’un jeune néophyte franco-belge en 1989, “l'un des plus grands génies politiques, militaire, historique et poétique (sic) de l'humanité”[45]. Dans un discours délirant de racisme et d'antisémitisme[46], le jeune nazi s'attristait, du “terrible et pathétique spectacle, en vérité, [...] de ces victimes du mensonge historique, de ces jeunes filles et de ces jeunes gens dont la race n'est pas encore tout à fait détruite par le métissage des sangs, mais dont, plus irréversiblement encore, l'âme, l'esprit, l'intelligence ont été corrompus, abîmés - et sans doute pour toujours! - par le bourrage de crâne totalitaire de quarante années de propagande culpabilisatrice à travers l'école, la presse et la télévision” . Avec un renfort aussi frénétique, le “révisionnisme”, pourchassé dans sa base française, chercha à installer un cheval de Troie en Belgique, au besoin dans ses prétoires. Il avait déjà eu un rendez-vous avec la justice belge. 16.7 Le rendez-vous judiciaire du “révisionnisme”Les magistrats belges avaient été
confrontés - juste avant l’adoption de la loi Moureaux - à une autre
protestation contre “la haine,
l'intolérance et le fanatisme” dont les adeptes non allemands du
nazisme auraient enduré “l'aveuglement et la bêtise” pendant les ... “années 1945- Dix ans plus tard, pour faire
passer ce “révisionnisme”,
ce fut le jeune nazi franco-belge qui multiplia les provocations. Il lui
fallait une tribune, fut-ce devant un tribunal. En vain, il avait tenté
de le fourguer à l’Université. Sa manoeuvre, préparée par
publipostage, visait celle du Libre-Examen, à Bruxelles. Par
usurpation, il tenta même de prendre pied sur le campus. La réplique
fut cinglante. L’U.L.B. n’acceptait pas “que sous couvert du libre examen et de la tolérance qu'elle pratique,
des individus puissent se faire impunément les propagandistes du
racisme et d'idées susceptibles de ruiner les valeurs humanistes et démocratiques
dont elle se réclame”[49].
Les historiens de cette Université, faisant leur “boulot”, avaient, pour leur part, refusé aux productions d’“histoire
exécrable” de la prétendue “école
révisionniste” la reconnaissance scientifique escomptée[50].
Réduit à chercher sa tribune dans le prétoire, le négationnisme
faillit l’obtenir ... à cause de Le procès - et les magistrats y contribuèrent sagement - évita tout dérapage. La loi Moureaux, inspirée du modèle français de 1972, ne crée “guère de difficultés” aux tribunaux pour “condamner les auteurs de thèses "révisionnistes” sur cette base”[52]. Même si elle ne définit pas l’injure antisémite, elle “établit”, estiment les magistrats, “l’infraction d’incitation à la haine ou à la violence à l’égard d’un groupe de personnes en raison de leur race, de leur couleur, de leur ascendance ou de leur origine nationale ou ethnique en des termes suffisamment larges”. S’en tenant exclusivement à l’enjeu juridique, “le tribunal qui ne se reconnaît ni la qualité, ni la compétence de juger de l’histoire” ne fut pas dupe de “propos, procédant par un amalgame d'idées qui relèvent plus du discours politique que de la recherche scientifique”[53]. Certes, le jugement diagnostiquait très précisément “l’intention [...] de réhabiliter les auteurs des théories racistes qui sont à l’origine de la déportation et de l’anéantissement de millions de Juifs”. Mais, pas plus qu’il n’incombait à la justice de se prononcer en matière de vérité historique, il ne lui appartenait de sanctionner “la liberté d’expression” qu’en cas d’“appels à la haine et à la discrimination” et “à la violence contre la communauté juive” en l’occurrence. Ce que le tribunal bruxellois fit, en la circonstance, avec une particulière sévérité. Sous la plume de son chroniqueur judiciaire, un grand quotidien de la capitale titra sur “la lourde condamnation” du “révisionniste”[54]. Le compte rendu de ce “jugement courageux” se félicitait que “racisme et calomnie ne passent plus au bleu”. Dans ce cas d’espèce d’une facture délibérément nazie, le prétendu “révisionnisme” s’était révélé sans la moindre ambiguïté. L’arrêt belge n’eut aucune peine à y lire une entreprise idéologique et politique visant à “provoquer des réactions passionnelles d’agressivité” contre “la communauté juive”[55]. Coulée en des termes compatibles avec la loi Moureaux, cette qualification caractérise la démarche ordinaire de l’antisémitisme dans l’histoire comme dans le présent. Habitué des prétoires des années 1990, le chroniqueur judiciaire conclut que la “loi de 1981 [...] réprime les actes inspirés par le racisme, l’antisémitisme ou la xénophobie” [56]. En fait, la loi Moureaux autrement intitulée n’avait pas pris en compte “la nouvelle judéophobie” des années 1970-1980. La législation française qui l’inspirait, plus ancienne, avait précédé en 1972 les développements les plus caractéristiques du phénomène nouveau. Le “révisionnisme” négateur du génocide juif n’en a été qu’un des symptômes. Son passéisme apparent a pu faire illusion à une mémoire collective scandalisée et outragée. Elle y a lu - et elle n’avait pas tort sur ce point - une tentative de “blanchir” le IIIe Reich et de le “laver de ses crimes” en l'innocentant de ses crimes contre l'humanité afin de le “banaliser”. Le rapport au passé ne dit cependant pas tout du ressort “révisionniste”. L’articulation antisioniste de son discours en révèle le “sens politique”. En faisant passer ses thèses négationnistes, il assure une “victoire idéologique absolue des ennemis des Juifs, par-delà celle des ennemis d'Israël”[57]. Instrument de cette nouvelle judéophobie particulièrement adapté au temps présent et à son imaginaire collectif, le “révisionnisme” ne saurait être dissocié des manifestations plus traditionnelles de l’antisémitisme. Non pas qu’il les autorise, comme on a pu l’imaginer sous le choc des 34 tombes profanées au cimetière israélite de Carpentras, en 1990. Le public bouleversé y a vu les retombées de “l'action de l'extrême droite” dans la société française et de “l'oubli de ce qui s'est passé durant la Seconde Guerre”[58]. Les profanations de cimetières israélites n’avaient pourtant rien de nouveau. Les tombes israélites étaient tout autant renversées dans les années 1970. En ce temps, l’extrême droite et le révisionnisme encore confidentiels n’exerçaient pas cette influence “en profondeur” que le désarroi de l’opinion leur impute après la décennie suivante[59]. L’effet Carpentras n’en a pas moins eu un résultat pervers. Sous le choc, le législateur français se fit un devoir de contrer le “révisionnisme” par le recours à la loi. Il passa outre les mises en garde les plus autorisées d’historiens nullement complaisants. Il déclara “illégales” les prétendues “thèses révisionnistes” des négateurs du génocide et “non pas scandaleusement erronées”[60]. Leurs auteurs pouvaient enfin quitter “le coin où les historiens faisant bien leur métier, sont capables de les reléguer avec un bonnet d’âne”[61]. La loi Gayssot du 13 juillet 1990 les convoquait devant les magistrats pour contestation d’un crime contre l’humanité ayant entraîné des condamnations de ce chef par le Tribunal militaire international de Nuremberg ou une juridiction française. A son tour, La décennie 1990 débutait pourtant avec une autre histoire, même à l’extrême droite, miroir caricatural des représentations du temps présent. Tout comme l’antisémitisme s’y était précédemment converti en un antisionisme de bon aloi, son racisme avait lui aussi mué dans les dernières décennies. Il n’était plus “biologique” à la manière par trop gâchée du précédent nazi. L’extrême droite ne pratiquait guère plus la “discrimination”, “la haine” , la “violence à l’égard d’une personne en raison de sa race” comme le définissait la loi Moureaux. Ce racisme s’était mis à l’air du temps. Nationaliste, il s’est voulu culturaliste, différentialiste, ethnocentriste, en un mot xénophobe. La “purification ethnique” et le déchaînement des violences xénophobes en Europe ne sont pas des “résurgences” du passé. Ils sont les innovations barbares du temps présent. On se trompe d’histoire en croyant qu’elle se répète. On se trompe sur le passé comme on se trompe sur le présent et, dans l’erreur, on risque, comme souvent, de manquer le rendez-vous avec l’histoire. [1].
Jugement de Cour d’Appel de Bruxelles 14e chambre, 8 novembre 1991
dans l’affaire O. Mathieu
, in D. BATSELE, M. HANOTIAU et O. DAURMONT, La lutte contre le racisme
et
la xénophobie, Ed. Nemesis, Bruxelles,
1992, p. 280. a)
le meurtre de membres du
groupe; [21].
HIMMLER H., Discours secrets,
Gallimard, Paris
, 1978, pp. 167-169. |