17. Le génocide au XXe siècle l'histoire ou l'imbroglio juridique* |
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17.1 Le discours juridique de l’après-1945 ou une mémoire tronquéeLes procès de l’après-guerre,
les dépositions des accusés et des témoins à charge ou à décharge,
les débats contradictoires, les verdicts enfin instituent une vérité
qui est juridique, et non pas historique. Les auteurs du discours
juridique sur les atrocités nazies au cours de L’historien a un tout autre rapport au passé qui le différencie catégoriquement de ses contemporains. Certes, il est, comme eux, un homme de son temps, et il l’est plus encore s’il se veut un citoyen attentif à ses devoirs et prêt à assumer la fonction sociale que lui confèrent ses compétences. Mais lui se disqualifierait s’il cédait à la tentation rétrospective de ses concitoyens dans l’élaboration de son savoir. L’histoire dont il traite ne s'ordonne pas dans le rétroviseur du présent! Sa recherche ne consiste pas à donner la consistance du réel historique aux théories et aux concepts de son temps. À ses yeux, ces discours ne conservent leur validité que si, appliqués au passé, ils restent opératoires et, dans ce renversement de perspective, servent à en saisir les enjeux. Inévitablement, cette démarche est critique et place l’historien en porte-à-faux des idées reçues de son temps et de l’imaginaire collectif, avec leurs représentations mythiques. Tout iconoclaste qu’elle soit, cette critique historique s’impose à l’égard de la mémoire judiciaire de l’après-1945 tout particulièrement dans son rapport au génocide des Juifs. Les verdicts de ses procès et le discours juridique qui institue leur vérité sont impropres à l’intelligibilité de l’événement. La version belge de ce discours est, de ce point de vue, un cas d’école. Telle qu’elle se constitue dans les procès belges pour crimes de guerre, cette mémoire judiciaire ignore purement et simplement l’événement qui pourtant a fait disparaître à jamais une partie considérable de la population juive du pays. Certes, les conseils de guerre ne laissent pas de côté les persécutions dont ces Juifs de Belgique ont été victimes. Elles sont un chapitre des poursuites à l’encontre des plus hautes autorités allemandes d’occupation, tant militaires que policière, mais, dans la lecture judiciaire de l’après-1945, la responsabilité de l’occupant ne va pas au-delà des “crimes suivants: déportation de civils, internement de civils dans des conditions inhumaines, confiscation de biens, arrestation en masse sans discrimination”. Ainsi libellées, ces charges “juives” – pour le moins mitigées – n'interviennent en rien dans les comptes sanglants des “crimes de guerre” de l’occupation. Si le calcul belge impute aux responsables de la répression nazie dans ce pays, entre autres, les “massacres par représailles” de 300 “otages terroristes” fusillés, il ne comptabilise aucunement la disparition de 24.000 Juifs du pays à la suite de ces “déportation[s] de civils” auxquelles, du point judiciaire, l’occupant s’est livré. Les procès d’anciens officiers et sous-officiers SS subalternes ne comblent pas le déficit macabre de la mémoire judiciaire. Condamnant le major SS Philippe Schmitt pour les crimes de sang perpétrés à l’égard de détenus de son Fort de Breendonk ou de sa caserne Dossin à Malines, le conseil de guerre ne cherche même pas à savoir s’il n’est pas également complice d’un assassinat bien plus massif. Jusqu’au printemps 1943, c’est sous son commandement personnel que le camp de rassemblement de Malines livre à Auschwitz-Birkenau la plupart des déportés juifs de Belgique, pas moins de 18.000 hommes, femmes et aussi enfants dont les deux tiers - il s’agit de 12.000 personnes - sont, dès leur arrivée, mis à mort dans les chambres à gaz d’Auschwitz-Birkenau. Ce massacre des déportés juifs ne concerne pas la justice belge de l’après-1945. Empêtrée dans son schéma juridique, l’arbitraire des arrestations et l’inhumanité des conditions de déportations de civils lui masquent la question essentielle de la complicité d’assassinat qui, à défaut d’autre incrimination juridique dans les termes du code pénal applicables aux crimes de guerre, pose celle du génocide. Occultée dans les procès “belges”, l'extermination des Juifs de Belgique à leur sortie des convois de déportation à Birkenau connaîtra pourtant son épilogue judiciaire trente ans après et en ... Allemagne fédérale. Tardivement et non sans traîner les pieds, il est vrai, la magistrature allemande reprend la mauvaise copie de la cour militaire belge. Dans les années 1970-1980, trop lentement pour conclure par un procès dans ce cas, la justice d'un Land inculpe même l’un des officiers supérieurs SS - Constantin Canaris - jugé en Belgique en 1950-1951 pour la déportation des Juifs, mais “uniquement du point de vue légal de la privation de liberté”, comme l'acte le Tribunal Supérieur du Schelswig-Holstein[2]! Dans ce procès de Kiel, les charges sont d’un autre poids. Le chef d’inculpation est rien de moins que la “complicité dans la mise à mort cruelle et perfide d'un grand nombre d'êtres humains pour avoir, dans la période d'août 1942 à juillet 1944, à divers moments et à des degrés divers, collaboré à la déportation de quelque 26.000 juifs [sic ...] vers le camp d'extermination d'Auschwitz”. Introduisant la question du génocide par cette inculpation de complicité d'assassinat, la cour d’Assises du Schleswig-Holstein rend donc un verdict de culpabilité pour “avoir contribué au meurtre” des Juifs de Belgique en les déportant à Auschwitz[3]. Ce procès “belge” en
Allemagne applique au “crime
nazi” un droit pénal ordinaire qui, trente ans plus tôt, est
tout autant la référence juridique en matière de “crimes de
guerre” en Belgique. De surcroît, les preuves documentaires qui
argumentent le jugement allemand sur la question – cruciale pour établir
la complicité d'assassinant – de la connaissance du sens réel des
déportations juives sont accessibles dès 1945. La pièce
d’archives nazies qui emporte la conviction des juges allemands de
1981 figure, à l’époque du procès de Nuremberg, dans le rapport
sur la persécution des Juifs à l’Ouest de l’Europe que présente
le procureur général français François de Menthon au nom des pays
concernés dont C'est pourtant en ce temps-là que le droit introduit la notion de génocide dans le rapport à l'histoire. Un juriste américain d’origine judéo-polonaise, Raphaël Lemkin forge le néologisme en 1944 dans la perspective du jugement des crimes nazis. Le statut du Tribunal militaire international de Nuremberg n’habilite cependant pas les magistrats à juger pour crime de génocide les dirigeants de l’Allemagne national-socialiste, au procès de, en 1945-1946. 17.2 L'impasse du génocide à NurembergLe monde, traumatisé par
l’horreur des camps de concentration qu’il venait de découvrir,
commence alors et non sans confusion à appréhender l’étendue des
crimes nazis. En août 1945, le statut du Tribunal Militaire
International de Nuremberg les classe en trois catégories: le “crime
contre Le verdict de Nuremberg dénonce certes ce “plan” dont les Juifs ont été la victime, mais il l’inscrit - et c’est la logique juridique des “crimes contre l’humanité” - au motif de leur “persécution”, autre “crime contre l’humanité”. L’“inculpation de persécution” est d’une banalité si flagrante qu’elle oblige, le 25 novembre 1945, le procureur américain Justice Robert Jackson de lever les “malentendus” à ce sujet. “Les crimes les plus nombreux et les plus sauvages conçus et commis par les nazis”, s’empresse-t-il d’ajouter, “ont été perpétrés contre les Juifs”. Il n’empêche que leur “persécution” – y compris son “plan d’extermination” – occupe à peine 16 des 190 pages du jugement de Nuremberg. L’historien, fort de l’acquis
d’un demi-siècle de recherche historique, a beau jeu, avec le
recul, de repérer dans les attendus du verdict l’état d’une mémoire
du génocide constituée dans le traumatisme de la découverte des
horreurs nazies à la libération des camps. Les “preuves
d’assassinats massifs de Juifs” n’en sont pas moins
historiquement inadéquates à la dénonciation judiciaire du “plan
d’extermination”. Ces images proviennent des films des
correspondants de guerre alliés découvrant les charniers des camps
de concentration en avril 1945. Elles témoignent de l’histoire
concentrationnaire dans sa toute dernière période. Mais ces
charniers ne sont pas ceux du génocide. Ceux-ci ont disparu. Dès
l’automne 1942, les tueurs SS - un commando spécial, le Kommando
1005 est affecté à cette tâche - ont fait déterrer et incinérer
les cadavres des fosses communes et depuis, ils ont équipé de crématoires
leurs installations de mise à mort par les gaz. À la fin de
l’automne 1944, le démantèlement de ces crématoires à
Auschwitz-Birkenau, le dernier centre de mise à mort où se
pratiquait encore l’extermination systématique des déportés
juifs, signale la fin du génocide bien avant En 1945-1946, l’hypothèque
juridique des crimes contre l’humanité ne se prête pas, avec sa
propension à une lecture plurielle, à prendre en compte cette
historicité de l’extermination des Juifs qui la différencie de
leur persécution aussi meurtrière soit-elle et qui, quant à elle,
peut s’accomplir dans les camps de concentration, encore que les
ghettos, autres lieux d’enfermement concentrationnaires, aient été
bien plus homicides. L’amalgame des séries de morts de l’histoire
n’est pas levé, deux ans après le procès de Nuremberg, quand
l’O.N.U. reconnaît tout au moins que le génocide se situe dans un
registre spécifique qui ne se confond pas avec les crimes contre
l’humanité. Tous ces “actes
de barbarie qui révoltent la conscience de l'humanité” décident
en 1948 la communauté internationale, comme elle signifie dans le préambule,
à adopter en réplique La nouvelle incrimination fait donc la différence avec les “crimes contre l’humanité”. Elle vise seulement - si l’on ose dire - des “actes commis […] dans l'intention de détruire […] un groupe national, ethnique, racial ou religieux comme tel”. Cette “intention” est essentielle en droit pour qualifier une extermination de génocide. En histoire, on s’attache aujourd’hui plutôt à la “décision”. Longtemps, et dans la foulée du procès de Nuremberg, les historiens ont d’abord cherché l’annonce du génocide dans le discours idéologique de Hitler. On lui prêtait, dès son premier écrit politique - un texte antisémite de 1919 où il fixait “l’objectif final” de leur “éloignement […] pur et simple” - cette intention d’“éliminer” les Juifs. L’interprétation a donné lieu, dans les années ’70-80, à un véritable débat historiographique sur “la genèse du génocide”. Il oppose à la thèse qualifiée dès lors d’“intentionnaliste” une thèse dite “fonctionnaliste” mettant l’accent, non pas sur l’idéologie, mais sur les structures du pouvoir nazi et son processus décisionnel. Dans cette perspective, la “décision” de génocide se lit comme la résultante d’une radicalisation cumulative d’un système, non pas monolithique, mais polycratique. Le débat des historiens les a déterminés à porter toute leur attention sur le moment – et donc sur les circonstances historiques et leur contexte – où les tueurs SS reçoivent l’ordre d’exterminer les Juifs. De l’intention à la décision, l’ordre fait effectivement la différence du génocide avec d’autres exterminations, fussent-elles de Juifs. 17.3 La différence du génocideC’est qu'historiquement - et la définition juridique le reconnaît implicitement - toute extermination de populations civiles n’est pas un génocide. Si la dérive du mot lui donne ce sens extensif dans l’usage courant, son étymologie dit autre chose. Et en ce sens premier et effectivement très précis, le terme est des plus adéquat pour dire la chose historique. Comme l’homicide dans le cas d’une personne, le génocide indique clairement qu’on se trouve confronté à l’assassinat d’un peuple, voire d’une “race” puisqu’elle existe effectivement dans le fantasme idéologique des tueurs. Il n’importe pas à l’historien que le père du mot, en le concevant, n’envisage ce “massacre direct” qu’à titre exceptionnel et qu’en conséquence, il ne lui donne pas “forcément” le sens d’une “liquidation immédiate”. Raphaël Lemkin, élaborant le concept en 1944 et aux États-Unis, ignore encore ce que les archives nazies vont révéler d’un génocide exemplaire. Elles indiquent, en effet, que ses auteurs - au sens criminel du mot - lui donnent “ouvertement”, pour reprendre la formule de Himmler en 1943, le sens effectif de l’“extermination du peuple juif”. Himmler et ses hommes ne conçoivent
pas ce génocide, à la manière de Lemkin, comme la mise en œuvre
d’“un plan coordonné et méthodique
visant à détruire les fondations de la vie des groupes nationaux,
dans le dessein final d'annihiler les groupes eux-mêmes”. Les
SS - et Himmler en tire “gloire”
- “savent ce que signifie la vue de cent cadavres, de cinq cents cadavres,
de mille cadavres”. Ces tueurs de Les “mesures”
que mettent en œuvre les services administratifs de l’État peuvent
néanmoins faire périr des centaines de milliers juifs. Sous
l’autorité de l’administration d’État, les ghettos sont, à
cet égard, plus meurtriers que les camps de concentration relevant de
l’administration économique de Mais les Juifs du ghetto de
Varsovie n’ont pas disparu dans cette sorte de génocide rampant.
Les SS de Himmler ne leur en ont pas laissé le temps. En marge de
l’État et du parti, cette organisation dispose, d’autres moyens
que des “mesures”
administratives et réglementaires, pour accomplir ses tâches “spéciales”
- “extralégales” - selon la volonté de Hitler. Cette SS est tout à
fait apte à “fusiller et
empoisonner” les millions de Juifs du génocide. Dans le cas de
Varsovie, dès lors que tombe la décision de Himmler d’englober les
Juifs du ghetto dans le génocide en cours, il ne faut pas deux mois
à ses SS pour en faire disparaître quatre fois autant que
l’administration nazie en a fait périr en deux ans. Du 22 juillet
au 12 septembre 1942, l’organisation de Himmler, en déporte à une
soixantaine de kilomètres pas moins de 310.000 que, dès leur arrivée
à Treblinka, le SS Sonderkommando, le commando spécial de Comme à Treblinka, cinq autres
centres d’extermination – non pas des camps où les SS devraient
les enfermer pour les tuer – pratiquent cet “empoisonnement”
des Juifs sur le territoire de Ce dispositif d’extermination
mis en place en 1941-1942 accomplit l’essentiel du génocide pendant
ces deux années. Des cinq millions de Juifs disparus au cours de La statistique macabre est indispensable pour connaître la série des morts dont on parle, mais elle ne fait pas le génocide. Il ne se déduit pas du grand nombre de ses victimes. Les chiffres sont un indice. Ils dénombrent - toujours après coup - la partie du peuple qui a été effectivement massacrée. Ils donnent ainsi la mesure, non pas de l’intention des auteurs du génocide, mais du degré d’accomplissement de leur décision, compte tenu des circonstances dont la maîtrise leur échappe. Le génocide des Tutsi est, à cet égard, exemplaire. Les tueries s’interrompent après quelques semaines par ... la fuite des tueurs des milices hutu et de l’armée gouvernementale devant l’armée ‘rebelle’ victorieuse. Un génocide est ainsi un événement de l’histoire qui a toujours une chronologie, donc un début avant lequel il n’est pas et aussi une fin après laquelle il n’est plus. 17.4 L’événement génocideInscrits dans le temps de l’histoire, ses premiers morts, moins nombreux que les suivants, prennent place tout autant dans la série du génocide. Et cette série pour incomplète qu’elle soit - puisqu’aucun des 3 génocides du XXe siècle n’a été total - relève du génocide, dès les premiers morts. En ce sens, même s’il s’interrompt après quelques semaines comme dans le cas tutsi, il n’est jamais de l’ordre de la tentative. Le révisionnisme honteux consiste justement, en tablant sur son défaut de réalisation, à relativiser le nombre de ses morts et, dans cette négation de l’événement, à banaliser les raisons de leur assassinat. Car, justement, ce qui distingue tous ses morts, des premiers aux derniers, des autres séries mortelles, c’est que les tueurs les assassinent en raison de la “grave décision de faire disparaître ce peuple de la terre”. La formule n’est pas juridique, mais historique. Himmler, le chef des tueurs SS, l’utilise en 1943 à propos des Juifs et il en use uniquement à propos d’eux. Au contraire du discours de la mémoire, ce témoin du génocide particulièrement qualifié pour en parler pendant son accomplissement, ne se réfère jamais dans ses discours d’époque, à quelque génocide des Tziganes, des Polonais ou des Russes et autres peuples slaves particulièrement sinistrés[5]. Mais, en revanche, parvenu alors au faîte de sa puissance dans le IIIe Reich, le chef des tueurs SS, se complaît à confier aux autres chefs du parti nazi réunis ce 6 octobre 1943 que cette “grave décision de faire disparaître [les Juifs] de la terre […] fut pour [son] organisation qui dut accomplir cette tâche la chose la plus dure qu'elle ait connue”. C’est qu’en effet, explique cet expert en génocide, une telle décision ne comporte pas seulement le fait d’exterminer des hommes juifs, de “tuer ou de les faire tuer”, dit-il pour qu’il ne demeure aucune ambiguïté sur le sens de ses confidences. “Il a fallu” selon ce témoignage himmlérien, précisément “prendre la grave décision” de génocide, dès que s’est posée la question du sort “des femmes et des enfants”. De ce point de vue autorisé, les massacres, même de Juifs, ne font pas encore l'événement génocide dont on n'a jamais si bien dit la nature singulière. Ce qui fait la différence, et qui signifie, dans la pratique meurtrière des tueurs, cette “grave décision”, c'est, selon leur chef, la mise à mort préméditée et systématique des femmes et enfants juifs. C’est leur disparition qui prive effectivement le peuple d’avenir et réalise donc l’objectif du génocide. Cette caractéristique est si
essentielle que la place des femmes et des enfants parmi les victimes
des tueries oblige nécessairement à poser la question du génocide
et à la formuler en ces termes “d’âge
et de sexe”. Elle figure textuellement dans une correspondance
secrète qu’adresse à Berlin, à l’automne 1941, un haut
dignitaire nazi responsable d’un territoire aussi étendu que la
moitié de Ce document est remarquable.
L’intention de génocide qu’on prête trop vite à la rhétorique
idéologique d’un discours meurtrier se concrétise ici sous la
forme réglementaire et administrative de l’ordre de mettre à mort
le groupe visé dans sa totalité. Cette définition du génocide a été
présentée à Nuremberg, mais elle n’a pas reçu, de la part des
magistrats et des juristes, l’attention qu’elle mérite du point
de vue de l’histoire. S’ils s’essayaient à manier dans le débat
devant le Tribunal Militaire International le concept de génocide
encore indéterminé, le néologisme leur servait de substitut à
cette “extermination” qu’il incombait à l’accusation
d’instruire au motif d’un des crimes contre l’humanité. Le
procureur général Sir Hartley Shawcross lui donne le sens le plus
extensif. “Le génocide ne
comprenait pas seulement l'extermination du peuple juif ou des
Tziganes”, insiste le magistrat britannique.
“Il fut appliqué sous différentes formes”, convient-il néanmoins,
“en Yougoslavie, aux habitants non allemands de l’Alsace-Lorraine, aux
populations des Pays-Bas et de Dans cette construction
juridique, le génocide des Juifs perd la singularité de cette “chose
la plus dure” que les tueurs de Himmler exécutant cette “tâche”
ont accompli pour la “gloire” de 17.5 Le génocide du “tout” ou de la “partie”?“L'intention de détruire le groupe ... en partie” ramène le concept juridique de génocide à l’ambiguïté des “crimes contre l’humanité” qui comportaient déjà des “exterminations […] de populations civiles”. Le sens commun ne s’y est pas trompé. Dans l’usage courant, le génocide signifie la mort d’un grand nombre de personnes en peu de temps. Le dictionnaire qualifie cet usage d’extension. Le linguiste qui sait bien que “l’extermination des Juifs est un génocide” n’aperçoit même pas que l’usage extensif du terme en a réduit considérablement la portée. Le glissement s’est accentué avec l’inflation du terme dans les années ’70. Dans ce temps de la mémoire, les historiens dont on sait qu’ils ont préféré des termes à consonance symbolique reprennent le terme des juristes, surtout en langue française qui ne comporte pas de nom plus adéquat pour nommer leurs travaux sur “L’Allemagne nazie et le génocide juif”. Mais ce temps de la mémoire est aussi celui où le “révisionnisme” de négation entame sa percée médiatique. Il est, avec les retombées du conflit israélo-arabe et palestinien, le révélateur - en l’occurrence caricatural - d’un rapport à l’histoire où le génocide des Juifs interpelle plus que jamais la conscience collective. Le malaise entretient la dérive du mot. Démultiplié, son usage en relativise le sens, le banalise, et, en fin de compte, le dénature. Mais détourné de son sens historique, le mot demeure – signe de la prégnance de l’événement dans la conscience contemporaine – , la référence obligée de toute revendication fondée sur l’appel à l’opinion en faveur de victimes, quelles qu’elles soient. Dans les années ’90, on l’alertera ici, en le qualifiant de “génocide biologique”, sur les ravages du SIDA annonciateurs en Afrique sub-saharienne d’une terrible catastrophe (un mot dont on sait qu’il se dit Shoah en hébreu). Là, pour légitimer un message plus que contestable, on n’hésitera pas à faire le voyage d’Auschwitz pour y dénoncer l’avortement comme un autre “génocide”. Avec sa puissance de victimisation, la référence est si porteuse qu’à la limite, elle sert même dans des situations dont les victimes sont toujours en vie! Le syndicaliste de l’enseignement, appelant le public à soutenir leur mobilisation contre l’austérité budgétaire du pouvoir, dénonce le sombre dessein d’un “génocide des enseignants”. Son camarade des chemins de fer renchérit avec celui des “cheminots”! Le chômage en masse décide, à son tour, un essayiste à succès à prédire, avec l’“Horreur économique”, “un génocide clefs sur en mains” qui ferait des chômeurs superflus “une réserve d’organes à greffer […] selon les besoin des privilégiés du système” Avec ses génocides multiples, cet air du temps n’épargne pas le discours d’historiens, d’ethnologues et autres politologues, sans parler des journalistes. D’aucuns découvrent même la modernité génocidaire en 1492 avec l’arrivée des Espagnols dans l’Amérique des indiens. Le génocide s’appliquerait aux tribus du Nord du continent avec la ruée sur le Far West au XIXe siècle. Le XXe siècle en ferait même sa caractéristique la plus banale. Dans cette lecture inassouvie, les trois génocides du siècle - celui des Arméniens dans l’empire ottoman en 1915, celui des Juifs dans l’Europe nazie en 1941-1944 et celui des Tutsi au Rwanda de 1994 - ne seraient plus les seuls événements procédant d’une décision génocidaire. Ils seraient seulement les plus connus et, numériquement parlant, les plus importants. Mais on s’empresse déjà d’y
ajouter un génocide oublié des Tziganes pendant Cependant, la trilogie des génocides
du siècle - même à quatre ou cinq chapitres - ne serait toujours
que la pointe émergée de son iceberg génocidaire. Prolifère,
l’entreprise moderne engloberait, au temps du pouvoir soviétique,
un génocide des cosaques en 1919, puis des paysans ukrainiens au
cours de la famine de 1930. Les peuples “punis” et déportés pendant la “grande
guerre patriotique” compteraient au nombre des victimes du génocide
totalitaire dans sa version soviétique: Allemands de Le registre se décline dans le second XXe siècle, avec le génocide du “peuple nouveau” des villes du Cambodge, à la fin des années ’70. Les années ’60 auraient connu le génocide par la faim des Ibos du Biafra sécessionniste. Les années ’80 ne seraient pas en reste avec les épurations ethniques et les famines d’Éthiopie, du Soudan ... Enfin, les années ’90 ne se réduiraient pas au génocide rwandais. Sans oublier celui annoncé du Burundi, il faudrait prendre compte un programme génocidaire dans le Kurdistan irakien et surtout qualifier le “nettoyage ethnique” en Bosnie comme un autre génocide. Sur ce point, le discours
juridique a justement franchi une étape décisive, en 1996. La
confusion qu’au départ, le droit a introduite, avec sa lecture
indifférenciée des massacres de masse du siècle, s'introduit désormais
dans l’interprétation même des faits. C’est qu’après un
demi-siècle d'atermoiement, la communauté internationale entreprend
enfin de réprimer effectivement le crime de génocide qu’elle
s’est engagée à sanctionner après Les faits incriminés sont les
tueries perpétrées, exactement un an plus tôt, en juillet 1995 après
la chute de l’enclave musulmane de Srebrenica. Elles visaient
surtout des hommes en âge de combattre et firent des veuves et des
orphelins. Le massacre qui n’épargne cependant pas des femmes et
des enfant est ici le moyen de terroriser le reste de la population
non serbe et de la faire fuir pour établir l’homogénéité
ethnique du territoire conquis. Choisissant de les qualifier d’“actes
de génocide” plutôt
que de “crimes contre
l’humanité”, le Tribunal de Les atrocités de la “purification“ ou du “nettoyage ethnique” en Bosnie dans les années ’90 ne procèdent pas, au contraire du massacre des Tutsi au printemps 1994, d’une décision de faire disparaître à jamais une ethnie. Dans le Rwanda du printemps 1994, il n’y a pas cette distorsion du moyen et du but où la violence meurtrière ne se pratique pas pour elle-même. Ici, on tue bel et bien les Tutsi pour les tuer tous. Leur mise à mort n’est pas le moyen d’un autre but. Dans le génocide, le moyen et but se confondent. Les tueurs du ‘pouvoir hutu’ ne tuent pas des Tutsi pour faire fuir les autres. Ils ne les laissent justement pas s’enfuir. “Supprimez-les, et surtout qu’ils ne partent pas”, leur a-t-on enseigné, dès 1992, pour éviter “erreur fatale” de “laiss[er] sortir les Tutsi du pays”[8]. Barrant les routes et fermant les frontières partout où ils le peuvent encore, ils s’empressent d’en assassiner, en moins de trois mois, plusieurs centaines de milliers, femmes et enfants compris, et, dans leur rage exterminatrice, ils pourchassent les rescapés jusque dans le refuge des églises. Les procès en génocide du Tribunal Pénal International ne feront pas cette différence épistémologique indispensable entre le “nettoyage ethnique” en ex-Yougoslavie et le massacre des Tutsi au Rwanda. Ils reproduiront, à leur tour, mais dans la confusion du “tout” et de la “partie”, les errements du procès de Nuremberg. Comme ce dernier, leurs verdicts auront l’air de leur temps. A un demi-siècle distance, ils ne parviendront toujours pas à appréhender cet événement génocide dont la singularité, répétée à trois reprises dans ce siècle, échappe au sens commun. Le public, confronté aux charniers dont les médias lui livrent les images tantôt en noir et blanc dans les documentaires commémoratifs ou en couleur dans les actualités télévisées, n’est pas enclin à faire quelque différence entre génocide et autres exterminations de masse. A l’aune des souffrances individuelles et collectives, ces massacres, quels qu’ils soient, sont intolérables. Ce point de vue est psychologique et humanitaire. Tout légitime qu’il soit, il ne saurait pourtant constituer un critère d’évaluation historique. Du point de vue de l’histoire, la question n’est jamais d’établir une hiérarchie de la détresse humaine. Elle n’est pas non plus d’interroger le sens de cette violence extrême du XXe siècle, comme le font les philosophes et les politologues. La démarche historienne est tout autre. Face à ces morts qui s’accumulent, il lui faut leur restituer l’histoire de leur mort dans le temps et dans l’espace. En présence de ces charniers qui soulèvent le cœur et confondent les esprits, elle s’impose, en conservant la distance critique indispensable à toute enquête historique, de dénombrer les cadavres en raison de leur mort. C’est à partir de ce dénombrement que se recomposent les séries de l’histoire selon l’intention des tueurs - leur idéologie, au sens large du terme, leur mode de penser -, les structures où ils opèrent et, enfin, - donnée cruciale en histoire - les circonstances de leurs ‘crimes’. Chaque série est rebelle à toute tentative de globalisation qui inévitablement banalise la raison de leur mort. L’histoire appelle nécessairement une lecture singularisante et n’autorise pas l’amalgame des massacres d’une politique terroriste et meurtrière et avec le bilan des tueries d’un génocide. Dans cette démarche historienne, la singularité ne consiste pas à argumenter un discours éthique ou philosophique préliminaire, elle dit ce qu’est le génocide et donc aussi ce qu’il n’est pas. Cette singularité qui le différencie est le mode opératoire de sa lecture en histoire, la condition même de l’intelligibilité de l’événement. Mais cela étant, elle est aussi le passage obligé de tout discours sur l’histoire sous peine de tronquer sa mémoire au nom d’enjeux versatiles d’un présent éphémère. *
Cette communication a été présentée
aux Échos de [1]
. Même le concept juridique de crimes de guerre qui n’est pas
nouveau est redéfini en 1945. |