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18.1 Lecture chrétienne de la singularité*Publiée après
la déclaration de repentance de l’Église de France, mais prononcée
trois mois plus tôt, une conférence du cardinal Lustiger sur la “singularité de L’entreprise est redoutable. En termes d’histoire, c’est la fameuse question du pourquoi qui oblige à questionner la rationalité nazie de “la grave décision” dont parlait à l’automne 1943 le chef des SS en charge de son exécution, “de faire disparaître ce peuple de la terre”[2]. Cette problématique historique de la décision de génocide et de ses raisons reste ouverte. Les historiens sont fort partagés à ce sujet. Mais quelles que soient leurs interprétations, il leur faut, passage obligé de l’enquête, prendre en compte les décideurs – leur idéologie, au sens large du terme, leur mode de penser –, les structures d’où ils décident et, enfin, – donnée cruciale en histoire – les circonstances de leur décision. Sans une telle démarche, le discours sur le pourquoi se déconnecte de l’histoire dont il prétend pourtant dire le sens. Il se situe au-delà, dans une métahistoire qui, rapportée à l’événement, cesse d’être opératoire et ne peut plus dire l’intelligibilité de son déroulement. De ce point de vue, l’approche du cardinal Lustiger n’est pas historique. Extérieure à l’histoire, elle se fonde sur l’“expérience biblique”. C’est que
de son point de vue, “on ne peut
comprendre la singularité de “La
shoah”, affirme donc Lustiger, “vise
singulièrement dans le peuple juif le porteur de la parole divine, de Dans le génocide des Juifs perpétré
par les nazis, il faudrait ainsi lire “la
volonté d’extermination du peuple témoin” et interpréter “cette mise à mort du peuple de Ce discours chrétien sur la
singularité historique de 18.2 La singularité nazie du génocideDéfinissant le génocide - et Himmler est un expert en la matière - comme la mise en œuvre d’une “décision de faire disparaître [un] peuple de la terre”, le chef des SS ne laisse aucune doute sur ce que signifie l’extermination d’un peuple. Il s’agit, comme le dit bien l’étymologie du mot génocide - et non pas son sens juridique[4] - de l’assassinat d’un peuple. “Dites, si vous voulez, tuer ou faire tuer”, précise Himmler à l’intention de ses auditeurs qui, chefs nationaux ou régionaux du parti, n’ont pas cette compétence exécutive et cette connaissance des tueries[5]. En l’occurrence, il ne s’agit pas seulement de tuer des hommes. C’est d’une façon très significative la question du sort des femmes et des enfants qui fait basculer les massacres de Juifs dans le génocide de tout un peuple. “Je ne me sentais, en effet, pas”, explique Himmler ce 6 octobre 1943, “ le droit d'exterminer les hommes - dites si vous voulez, de les tuer ou de les faire tuer - et de laisser grandir les enfants qui se vengeraient sur nos enfants et nos descendants[6]. Il a fallu prendre la grave décision de faire disparaître ce peuple de la terre. Ce fut pour l'organisation qui dut accomplir cette tâche la chose la plus dure qu'elle ait connue”, insiste-t-il. Et soulignant ainsi la singularité de cette “tâche” parmi toutes les autres horreurs que ses tueurs SS ont perpétrées dans l’Europe nazie, le chef des SS assure les dirigeants du parti que ses “hommes” et ses “officiers” l’ont accomplie “sans qu[’ils] en aient souffert dans leur coeur ou dans leur âme. Ce danger était pourtant réel: devenir trop dur, devenir sans coeur et ne plus respecter la vie humaine, ou bien devenir trop mou et perdre la tête jusqu'à en avoir des crises de nerfs, la voie entre Charybde et Scylla est désespérément étroite”. Analysant, entre autres, ce discours, Pierre-André Taguieff, politologue et historien des idées, insiste sur cette double morale himmlérienne où “les devoirs positifs (respect de la vie humaine, de la dignité humaine, etc.) et les vertus (loyauté, honnêteté, ‘propreté’, ‘décence’, etc.) doivent être réservés à la ‘communauté de sang’. Il y a bien deux morales, l’une pour les maîtres, l’autres pour les esclaves et les exterminables”.[7] Avec cette double morale, les discours de Himmler, constate Taguieff, élaborent une “justification éthique d’un génocide en cours de réalisation […] comme si le racisme génocidaire lui-même ne pouvait se passer de la forme éthique”. “L’accomplissement du mal ne peut se penser comme mal”, conclut-il. “L’extermination d’un peuple tout entier” est présentée dès lors “comme un devoir moral”[8]. Taguieff insiste sur “la transmutation des valeurs par leur inversion”, qui s’opère dans le discours himmlérien de légitimation. Il note que “l’interdiction de tuer est renversée en obligation de tuer […]. L’énonciation d’un devoir raciste d’extermination du peuple supposé incarner le Mal absolu permet de contourner l’interdit moral inconditionnel. Car celui-ci ne s’applique plus au peuple juif, chassé hors des limites de l’humanité”. Jean-Marie Lustiger, fixé sur son
interprétation de Le commentaire de Jean-Marie Lustiger ne prend pas en compte cette justification himmlérienne du “droit moral” de tuer, à savoir que le coupable n’est pas l’auteur des meurtres, mais la victime juive. De même, il ne retient pas que cette culpabilité juive fonde tout autant la “gloire” des tueurs SS, “car, enchaînait Himmler, nous savons les difficultés que nous aurions à combattre si, aujourd'hui encore, lors des attaques aériennes, des peines de privations causées par la guerre, les Juifs étaient encore parmi nous comme saboteurs, agitateurs secrets et provocateurs. Nous retournerions vraisemblablement au stade des années 1916/l917, quand les juifs étaient encore installés dans le corps du peuple allemand”. L’interprétation du cardinal ne
porte pas au compte de la “singularité
de Les rapport du nazisme au monothéisme sont plus complexes que ne le donne à penser cette lecture d’une opposition irréductible du Dieu unique et de la race. En ce qui concerne la problématique idéologique du génocide, on ne saurait ignorer les emprunts du schéma hitlérien au discours de la religion. 18.3 L’apocalypse selon HitlerDès Mein Kampf, c’est le Seigneur Lui-même qu’on invoque pour légitimer la vision apocalyptique du combat implacable - puisque ontologique - contre le Juif. Hitler affirme “agir selon l'esprit du Tout-Puissant, notre créateur, car, écrit-il, en me défendant contre le Juif, je combats pour défendre l'oeuvre du Seigneur”[11]. C’est qu’en effet, à ses yeux, le Juif menace d’extermination une humanité qui ne se conçoit qu’aryenne. “Si le Juif, à l'aide de sa profession de foi marxiste, remporte la victoire sur les peuples de ce monde, son diadème sera la couronne mortuaire de l'humanité. Alors, annonce-t-il, notre planète recommencera à parcourir l'éther comme elle l'a fait, il y a des millions d'années: il n'y aura plus d'hommes à sa surface. la nature se venge impitoyablement quand on transgresse ses commandements”. Dans ce schéma hitlérien, le génocide des Juifs, loin de constituer la transgression, l’éviterait, au contraire. Dans Mein
Kampf, ce génocide préventif reste encore implicite. Hitler ne
formule avec netteté cette alternative au génocide de l’humanité
(aryenne) qu’en 1939, l’année même où il lance ses armées à
l’assaut de Cette prophétie hitlérienne devient, pendant le génocide, le leitmotiv de la propagande nazie. Le secret sur cette “page de gloire […] qui ne sera jamais écrite” porte, comme l’expose Himmler dans son discours sur “la grave décision”, seulement sur “l’acte”, mais non sur “l’idée”[13]. Après la défaite de Stalingrad, le service de presse du Parti donne même en ce sens des instructions “dans le cadre de la campagne […] nécessaire pour provoquer des sentiments de haine”. La presse est ainsi invitée à “mettre l’accent” sur l’idée que “l'extermination du judaïsme n'est pas une perte pour l'humanité, elle est utile pour les peuples de la terre... On peut se référer à la parole du Führer, à savoir qu'à la fin de cette guerre, il n'y aura que des survivants et des exterminés[14]. En relevant la ferme intention du judaïsme d'exterminer tous les Allemands, on porte fière la volonté d'affirmation de soi-même"[15]. 18.4 Le discours du temps du génocideHitler lui-même
se réfère à sa prophétie de 1939 qu’il postdate du début de la
guerre, quand, en 1941, il semble avoir enfin pris la décision dont
parle Himmler, chargé de son exécution. En privé, justement en présence
du chef des SS et de Heydrich, le lieutenant de ce dernier pour les
affaires de police, le Führer rappelle, le 25 octobre 1941, que “de
la tribune du Reichstag”, il avait “prophétisé
à la juiverie que le juif disparaîtrait d'Europe dans le cas où la
guerre ne pourrait être évitée. Cette race de criminels a sur la
conscience les deux millions de morts de la guerre mondiale et
maintenant des centaines de milliers”, ajoute-t-il[16].
N’entrent évidemment dans ce bilan que les morts allemands de la
guerre 14-18 et aussi les quelque 180.000 soldats et officiers de Des historiens ont souvent interprété l’explication hitlérienne de la défaite de 1918 comme la preuve d’une intention génocidaire inscrite, dès ses débuts, dans le nazisme. Hitler avait, en effet, regretté qu'il ait manqué à l'Allemagne impériale une force déterminée à “employer sans ménagements tous les moyens de la force armée pour exterminer cette pestilence"[17]. Le Führer désignait ainsi les “chefs marxistes" qu'il identifiait aussitôt comme “douze à quinze mille de ces Hébreux corrupteurs du peuple". À son avis, il aurait suffi, “au début ou au cours de la guerre”, de tenir “une seule fois [ces] douze à quinze mille [...] Hébreux [...]sous les gaz empoisonnés que des centaines de milliers de nos meilleurs travailleurs allemands de toute origine et de toute profession ont dû endurer sur le front” pour prévenir et la révolution et la défaite. A cette condition, insiste Hitler, “le sacrifice de millions d'hommes n'eût pas été vain.”. Le génocide
qui débute à l’automne 1941, avec l’échec de la guerre-éclair
contre le “judéo-bolchévisme”,
a une tout autre ampleur que le massacre préventif de “douze
à quinze mille” Juifs. Dès
l’invasion de l’U.R.S.S., à l’été 1941, Hitler n’a pas manqué
de laisser la bride sur le cou à ses tueurs de Dans ce monologue, Hitler évoque
la figure du “Galicien” en
des termes qui suggèrent qu’il se reconnaît dans le Jésus d’avant
Ce qui sous-tend, de part en part,
ce schéma hitlérien, c’est cette théorie du complot où, pour
parvenir à ses fins – la destruction des peuples –, la “juiverie”
se sert “aujourd’hui” du
judéo-marxisme comme elle s’est servie “hier”
du judéo-christianisme, avec son principe d’“égalité de tous les hommes” et son “obéissance à un seul dieu”. En passant, Hitler illustre combien
l’antisémitisme nazi tire avantage de l’antijudaïsme chrétien. Il
sécularise, dans une version aryaniste, l’accusation chrétienne de déicide,
en imputant la ‘liquidation’ du Christ aryen à un complot juif.
Mais nulle part, ce schéma idéologique, qui justifie le génocide en
cours, ne s’articule sur cette “volonté
d’extermination du peuple témoin” de la révélation du Sinaï
où, un demi-siècle plus tard, le cardinal Lustiger pense découvrir la
“singularité de 18.5 Une question redoutable restée sans réponseCette
interprétation de l’archevêque de Paris, déconnectée de
l’histoire réelle, pose question dans un temps où justement l’Église,
du moins celle de France, s’applique à une “lecture
critique” de ce passé et s’interroge sur les
“questions redoutables”
que le génocide des Juifs pose à la catholicité[20].
Certes,
traitant de l’histoire même de l’Église de France, Dans le “processus
historique qui a conduit à Mais prenant ainsi en compte moins les idées que le mode de pensée qu’elles génèrent, le schéma mental et culturel qu’elles organisent, les évêques n’envisagent pas un instant que l’antijudaïsme millénaire de la chrétienté ait pu aussi exercer une influence du même type sur le millénarisme nazi et son antisémitisme racialiste. Au
contraire, la déclaration de repentance récuse le “droit
d’établir un lien direct de
cause à effet entre ses lieux communs antijuifs et Dans ce bon droit, les évêques de France oublient que l’accusation de déicide, l’un des principaux emprunts de l’antisémitisme moderne à l’antijudaïsme millénaire, n’a été abandonnée que vingt ans après le génocide, au concile Vatican II, et encore de manière non explicite. La déclaration
de repentance fait ainsi l’impasse, non pas sur un “lien direct de cause à effet” des stéréotypes de l’antijudaïsme
chrétien, mais sur leur récupération dans l’idéologie génocidaire
où, sécularisés et laïcisés, ils contribuent à argumenter la
culpabilité juive, référence obligée du discours nazi sur le génocide.
A cet égard, le texte du cardinal Lustiger accentue ce dédouanement de
l’antijudaïsme chrétien en proposant son interprétation de “la
singularité de * publié dans Golias magazine, n°58, janvier-février 1998, pp. 65-71. [1].J.-M.
LUSTIGER, “Singularité de la Shoah
”, dans Études,
Paris
, janvier 1998, pp. 73-79. La conférence est
prononcée, le 8 juillet 1997, à l’université allemande de
Witten, lors de l’attribution du titre de docteur honoris
causa à l’historien Saül Friedländer. Lustiger puise ses références
historiques dans l’ouvrage de Friedländer, Reflets
du nazisme, Le Seuil, Paris, 1982. Friedländer a entrepris une
relecture de L'Allemagne
nazie
et les Juifs, dans un ouvrage plus récent
(T.1. Les années de persécution
(1933-1939), Le Seuil, Paris, 1997). |