19. La piste "Judeo-Bolchevique"? Une bonne question... mal posée |
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La “bonne question” dont je vais traiter a été “mal posée” dans la controverse des intellectuels allemands sur la singularité de l'extermination des Juifs. Pour l'historiographie de la solution finale, le débat allemand, certes riche en idées, a été décevant. Ernst Nolte avait prétendu “expliquer les actions les plus secrètes de Hitler”, disait-il, par ce qu'il a appelé l'’‘angoisse suscitée par les actes d'extermination commis par la révolution russe[1]. L'explication des plus contestable n'a pas ouvert cette “piste judéo-bolchevique” que je m'essayerai à explorer dans cet exposé. 19.1 Une mauvaise “copie”Au préalable, j'aurais voulu resituer la “cage aux rats” de Nolte dans la problématique historique du génocide juif[2]. J'aurais fait état des répliques de Eberhard Jäckel et de Hans Mommsen à la prétendue “thèse d'un assassinat “préventif”". Ils ont, l'un et l'autre, très bien dit ce qu'il fallait en penser. Le temps qui m'est imparti ne permet pas d'insister sur cette double critique provenant d'historiens qui ne pratiquent pas la même lecture de la genèse du génocide juif. Je rappellerai simplement qu'au jugement de Jäckel, la thèse de Nolte est “fausse”[3] et que, pour Mommsen, elle “n'est pas seulement insoutenable sous le rapport méthodologique, c'est aussi parfaitement absurde dans ses prémisses comme dans ses conséquences”[4]. Il n'y a vraiment pas lieu, pour l'historiographie du génocide - et quel que soit le schéma de son interprétation - de s'attarder plus longtemps sur la “copie” de Nolte. Comme l'a dit Mommsen, “avec son caractère historique tendancieux, la question lancée par Nolte ne peut guère nous être utile, aussi bien pour expliquer l'événement, que pour en mesurer la portée”[5]. Elle ne peut être utile parce qu'elle a été mal posée. Il ne faudrait toutefois pas écarter la problématique “bolchevique” de la genèse du génocide juif. Répondant à Nolte, Mommsen a souligné combien “il devient indispensable de mettre au jour les mécanismes - dans les conditions d'un endoctrinement idéologique, certes poussé, mais absolument pas intégral -, ils ont permis de transposer dans la réalité politique les rêves de liquidation des nationalistes antisémites”. Ce qui lui paraît déterminant, c'est “l'anti-bolchevisme hybride qui porta Hitler au pouvoir contribua largement à lever les restes d'inhibition morale chez ceux qui prêtèrent main forte aux sbires SS, parmi eux, et non des moindres l'armée allemande”[6]. 19.2 L'”anti-bolchevisme” antijuif de la SSL'”anti-bolchévisme
farci d'antisémitisme” dont parle Mommsen s'applique, en
fait, à tout le processus par lequel l'assassinat de masse a pris -
également dans le chef des “sbires
SS” - les dimensions d'un génocide. Le massacre systématique
n'a pas commencé n'importe quand, ni n'importe où. On l'oublie trop
souvent, le génocide, c'est un événement et, en tant que tel, il
est historiquement daté et géographiquement situé. C'est, dès
l'invasion de l'U.R.S.S. et à l'arrière du front, que les Groupes
d'action de Du point de vue historique, le document Von Reichenau est absolument remarquable. On y lit dans le texte d'époque la rationalisation nazie d'un génocide encore limité aux Juifs soviétiques. Le racisme biologique - et il faut le souligner - n'y apparaît pas comme raison suffisante du massacre. Le fantasme raciste autorise le “châtiment” en désignant les victimes juives comme “une sous-humanité” ou - pour reprendre les termes des tueurs SS - comme des “individus sans intérêt au point de vue racial et intellectuel”[11]. Dans ce besoin irrépressible d'argumenter les massacres commis, la rationalisation biologique est seulement la condition nécessaire. L'argument racial ne donne pas leur raison suffisante. Les SS appliquant le “traitement spécial”[12] aux Juifs n'étaient pas moins regardés, pour leur “façon de procéder”, comme des “sauvages” et des “sadiques”. L'officier qui les commandait supportait mal “qu'en plus d'avoir à faire ce travail désagréable”, ils soient “encore (...) couverts de boue”[13]. Devant cette “Allemagne de Kant et de Goethe” dont la protestation s'insinuait même dans un discours nazi[14], le principe idéologique perdait son évidence. Il ne suffisait pas à légitimer des “événements (exécutions en masse, meurtres de prisonniers civils, de Juifs et autres) ” qui, aux dires d'officiers militaires de haut rang, “blessent au plus profond le sentiment allemand de l'honneur”[15]. Une instance militaire, l'Inspection
de l'armement en Ukraine préoccupée de la “suppression
d'ouvriers absolument indispensables souvent même pour les besoins
de 19.3 Une “évidence” douteuseAu témoignage de l'Inspection de l'armement, “il n'y a pas eu à ce jour de plus gigantesque dans l'Union soviétique, par la quantité inouïe des arrestations, le nombre des exécutions atteignant facilement 150 à 200.000 Juifs pour la partie de l'Ukraine contrôlée par le commissariat du Reich”. Un tel massacre appelle un système de justification autre que raciale. L'argument de la “sous-humanité” ne résiste pas à l'horreur répétée de la mise à mort d'êtres qui, en dépit de l'idéologie raciste, sont bel et bien des humains. L'Inspection de l'armement doit bien constater que “cette action s'étendait aux hommes et aux vieillards, aux femmes et aux enfants et était menée (...) d'une façon affreuse”. L'horreur
trouvera, dans l'idéologie nazie de ses auteurs et de ses témoins
une légitimation d'ordre, je dirais, politico-racial. La référence
au “système judéo-bolchevique”
qu'il faut détruire signifie - autre évidence - que les victimes
juives ne sont pas la principale catégorie à exterminer. Les
directives pour les commandos de la police de sécurité opérant dans
les camps de prisonniers de guerre soviétiques - le fameux “kommissärbefehl” du 17 juillet 1941, seul ordre d'extermination
conservé renvoient les Juifs en fin de liste. Ils occupent seulement
la neuvième place dans les dix catégories retenues. Mais le document
précise “tous les Juifs”,
ce qui, dans le contexte, ne signifie encore que les soldats soviétiques
de “nationalité” ou
d'origine juive[17].
La directive situe leur importance loin derrière “tous les fonctionnaires importants de l'État soviétique et du
parti”, mais néanmoins avant “tous
les individus et agitateurs ou communistes fanatiques”.
Les Groupes de L'idéologie au quotidien
qu'expriment ces rapports secrets destinés à l'autorité qui précisément
a donné les ordres est significative. On n'y prête pas assez
attention. Les officiers SS ne s'en tiennent pas au simple relevé des
exécutions et des circonstances où ils ont opéré. S'adressant à
l'autorité responsable, ils argumentent les massacres perpétrés
comme si dans cette correspondance pourtant secrète, l'ordre ne
suffisait toujours pas à les justifier. Cette rationalisation procède
le plus souvent d'une argumentation de type sécuritaire. Parfois,
l'argument relève de la santé publique : “une
menace aiguë d'épidémie” a ainsi déterminé le Groupe B “à procéder le 8.10.1941 à la liquidation complète du ghetto de Vitebsk”
où “le nombre de Juifs soumis
au traitement spécial se monte à environ Un document nazi d'une exceptionnelle valeur historique dément ce fantasme “judéo-bolchevique” des tueurs SS. Le 17 septembre 1941, un rapport du groupe C qui opère en Ukraine révèle un bref moment de lucidité dans leur sanglant carnage. 19.4 Une lucidité remarquable Moins
de trois après le début de la campagne de Russie, ce Groupe soucieux
d'assurer la sécurité tout autant que les trois autres formations de
tueurs engagés dans les territoires soviétiques occupés s'aperçoit
de la contradiction flagrante entre le massacre des Juifs et sa rationalisation
“judéo-bolchevique”. “Même
s'il était possible d'éliminer totalement la juiverie, le coeur du
danger politique n'en serait pas pour autant supprimé”,
s'est-il enfin aperçu[22].
“L'action bolchevique est
l'oeuvre des Juifs”, reconnaît le groupe C, mais il lui faut néanmoins
y introduire la contribution nullement négligeable “de
Russes, de Géorgiens, d'Arméniens, de Polonais, de Lettons”.
Le rapport doit bien constater que “l'appareil
bolchevique ne s'identifie nullement avec la population juive”.
“Dans ces conditions”,
conclut ce document tout à fait remarquable, “nous
manquerions notre objectif de sécurité politique si nous remplacions
la tâche principale, qui est de détruire l'appareil communiste, par
celle, relativement plus facile, de l'élimination des Juifs”.
Le plus remarquable n'est pas cette exceptionnelle lucidité, mais
le zèle du Groupe C qui n'en continua pas moins, en conformité avec
les ordres, de massacrer systématiquement les Juifs. Un mois après
cette prise de conscience de l'inanité du discours idéologique, “les
commandos du Groupe d'Action ont liquidé environ 80.000 personnes”
le plus souvent juives[23].
Si “8.000 d'entre elles ont pu
être convaincues après enquête d'activité anti-allemande ou
bolchevique”, explique Ce dont témoigne l'activité de ce Groupe C, c'est du processus par lequel sur le terrain et pour les assassins SS, le massacre “judéo-bolcheviste” bascule dans le génocide. Leur action, confondue au départ avec la guerre d'extermination raciale et idéologique contre “système judéo-bolchevique” se mue, au tournant de l'été 1941, en un acte - l'assassinat systématique des Juifs - dont la raison d'être ne s'articule plus au discours politico-racial du nazisme. En d'autres termes, et sur toujours sur le terrain où les mots de l'histoire nomment les choses, les SS tuent désormais les Juifs bel et bien sans raison. Ils les massacrent par “obéissance” pour se conformer à l'ordre reçu, et quelles qu'en soient les raisons. Il fallait, selon Himmler, que Leurs chefs se devaient, dans cet exercice, d'être “un exemple d'obéissance”. Les “mots” du chef des SS dans le Reich étaient “très clairs” à ce sujet et “ne laiss(aient) aucun doute” en ce qui concerne plus particulièrement “l'extermination”. Dans son corps d'élite, l'”obéissance” venait immédiatement après cette “fidélité” qui l'”honneur” des SS[26]. Cette évolution qui fait la
singularité du génocide juif est historiquement datée de la fin
de l'été 1941. Le moment est crucial à maints égards. Il marque un
tournant dont on ne saurait sous-estimer la signification historique
ni dans 19.5 Le tournant de la fin de l'été 1941En juillet 1941, Hitler s'était encore réjoui dans son quartier-général de “la guerre des partisans” à la laquelle se heurtaient ses troupes à l'arrière du front oriental. “Cette guerre de partisans présente quelques avantages pour nous : elle nous permet de liquider tous ceux qui s'opposent à nous”, avait-il dit[27]. Le lendemain, la police de sécurité était autorisée à pénétrer dans les camps relevant de l'armée pour repérer les prisonniers de guerre communistes et juifs à abattre. Les “fusillades” et la “déportation des anciens habitants” - toutes “mesures utiles” - étaient “le prélude à une établissement définitif”. Hitler s'inscrivait dans le long terme de l'espace vital à l'Est où le Grand Reich allemand se devait d'empêcher “une puissance militaire” de “s'établir à l'Ouest de l'Oural, quand même il faudra faire la guerre pendant cent ans”. L'objectif de l'opération “Barberousse” se situait dans le court terme: “une brève campagne” de 5 mois! Dès l'été 1941, le sursaut de la “guerre de partisans” dénonçait le calcul hitlérien. Il préfigurait la résistance farouche que les troupes allemandes rencontreraient au tournant de l'automne. En novembre 1941, à l'échéance du délai imparti pour écraser l'armée rouge, l'”Etat russe” qui aurait dû “être détruit jusqu'aux racines d'un seul coup” - selon le plan de Hitler[28] - tenait toujours et même au début de décembre, les troupes soviétiques contre-attaquaient devant Moscou. Désormais, à cause de ce premier échec de la guerre-éclair, la seconde guerre mondiale serait longue comme l'avait été la première. La référence est historique et
renvoie aux débuts du nazisme. Le 19 novembre, Hitler y pense et,
dans ses propos familiers, il éprouve le besoin de rappeler “les notions de base qui (...) ont servi dans la lutte pour le pouvoir”.
“Les mêmes notions”
s'appliquent “aujourd'hui dans
la lutte que nous menons sur le plan mondial”, enseigne-t-il[29]. Et d'expliquer sa
conviction profonde: “nous triompherons
également dans cette entreprise”, assure-t-il, “parce
que nous luttons fanatiquement pour notre victoire et que nous croyons
en notre victoire”. Ce propos de Hitler n'est pas seulement
significatif car il vient au moment où la guerre-éclair n'a pas
vaincu. Le Führer exprime aussi cette volonté radicale et fanatique à
l'occasion ... de la déportation des Juifs d'Allemagne. Il vient
de l'autoriser en direction des zones d'opérations des Groupes d'action
de 19.6 L'épreuve des fidèlesEst-ce à dire que la “solution finale” est désormais la manière d'éprouver la fidélité des partisans? En tout état de cause, quinze jours plus tard, dans la nuit du 1er au 2 décembre 1941, Hitler s'explique sur “la raison en quelque sorte providentielle” de ce qu'il appelle “le rôle destructeur du Juif”[30]. “Si la nature a voulu que les Juifs soient le ferment qui provoque la décomposition des peuples, fournissant ainsi à ces peuples l'occasion d'une réaction salutaire, dans ce cas, les St Paul et les Trotsky sont, de notre point de vue, les Juifs les plus estimables. Du fait de leur présence, ils provoquent la réaction de défense de l'organisation ethnique”. Le plus remarquable dans cette pédagogie hitlérienne de la fin de l'automne 1941 est cette référence au premier chef de l'armée rouge. Le Führer parlait plus volontiers à ses familiers de “Mardochée” qui s'est “transmuté (...) en Marx”[31]. Le 21 octobre précisément, il leur avait confié qu’“en exterminant cette peste, nous rendrons à l'humanité un service dont nos soldats ne peuvent se faire une idée”. En ce tournant de l'automne décidément crucial, le Führer rappelait - en présence de Himmler et de Heydrich - sa prophétie du 30 janvier 1939, à savoir que “le Juif disparaîtrait d'Europe dans le cas où la guerre ne pourrait être évitée”. “Cette race de criminels”, expliquait-il, “a sur la conscience les 2 millions de morts [allemands] de la guerre mondiale et maintenant des centaines de milliers”[32]. Et, se référant au malaise provoqué dans le Reich par la déportation des Juifs allemands, Hitler s'indigne: “que personne ne vienne me dire qu'on ne pourtant pas les parquer dans les régions marécageuses de l'Est? Qui donc se soucie de nos hommes? ”. Il veut dire de ses soldats qu'il a lancés dans la campagne de Russie sans même prévoir leur équipement d'hiver. Pour l'heure, il a d'autres préoccupations dans ses confidences sur la déportation vers l'Est. “Il n'est pas mauvais d'ailleurs”, enchaîne-t-il aussitôt, “que la rumeur publique nous prête le dessein d'exterminer les Juifs: la terreur est une chose salutaire”. Au moment, non plus des revers, mais des défaites cuisantes - après Stalingrad -, le service de presse veillera au meilleur usage de cette pédagogie nazie. “La propagande antijuive occupe”, selon ses directives de février 1943, “le même niveau que la propagande anti-bolchevique”. “Le traitement de ces thèmes”, recommandera-t-il, “se place dans le cadre de la campagne (...) nécessaire pour provoquer des sentiments de haine”[33]. La presse nazie pourra annoncer que “l'extermination du judaïsme n'est pas une perte pour l'humanité. Elle est utile” et on se “référer(a) à la parole du Führer, à savoir qu'à la fin de cette guerre, il n'y aura que des survivants et des exterminés. En relevant la ferme intention du judaïsme d'exterminer tous les Allemands, on porte fière la volonté d'affirmation de soi-même”[34]. Et en exterminant les Juifs? 19.7 La pédagogie par l'acteCette pédagogie par l'acte ne
relevait pas, quant à elle, de la propagande. Un mois après
Stalingrad, c'est dans le secret de son journal intime que précisément
le ministre de la propagande confie la portée pédagogique du
massacre en cours : “nous
sommes en particulier tellement engagés dans la question juive qu'il
nous est désormais impossible de reculer. Et c'est tant mieux,
” ajoute Goebbels. “Un
mouvement et un peuple qui ont coupé les ponts derrière eux combattent
avec beaucoup plus d'énergie - l'expérience le prouve - que ceux qui
ont encore une possibilité de retraite”[35].
Ce faisant, Cette piste “judéo-bolcheviste” est essentielle dans la compréhension du génocide juive pour autant que la recherche ne se laisse pas à son tour piégée par le discours idéologique. Avec sa “cage aux rats”, Nolte s'interdisait d'apercevoir que l'“antibolchevisme farci d'antisémitisme” contribua et largement à lever chez les “sbires SS” ces “restes d'inhibition morale” dont Hans Mommsen parlait à propos des militaires qui leur prêtèrent main forte! [1]. Voir
in Devant l'Histoire Les
documents de la controverse sur la singularité de l'extermination
des Juifs par le régime nazi, Cerf, 1988, p.33-34. |