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20.1 La mémoire de la conférence* La mémoire ne fonctionne pas comme l'histoire. Pour se souvenir, il lui faut certes aussi des repères dans le temps et dans l'espace, mais elle les charge d'une symbolique qui, réductrice dans ses représentations, déforme la complexité historique, voire l'occulte. Dans la mémoire du génocide, la conférence de Wannsee, moins notoire que le symbole d'Auschwitz, a subi la même dérive perverse[1]. Ériges en “conférence d'une importance décisive”[2], les entretiens du 20 janvier 1942 sur les bords du Wannsee, près de Berlin, ont été considérés comme le point de départ du génocide et assignés à l'emploi de figurer le moment de la décision “de passer à l'extermination physique des Juifs”[3]. Une pédagogie plus expéditive ne craint même pas d'enseigner, en un raccourci caricatural à force de schématiser l'histoire, qu''“à la conférence de Wannsee, Hitler et les dirigeants nationaux-socialistes décident d'[...] organiser la solution finale du problème juif en Europe par la déportation et l'extermination”[4]. Le paradoxe de cette fameuse conférence de Wannsee, c'est que la mémoire n'y trouve pas ce que, faute d'en avoir compris l'enjeu réel, elle s'acharne à y lire à n'importe quel prix. Le “procès-verbal de conférence” qui a été conservé n'a cessé d'être sollicité en tous sens comme s'il avait été rédigé sur mesure[5]. Un document d'histoire n'est toujours qu'une fenêtre entrebâillée qu'il faut apprendre à entrouvrir en appliquant les règles du métier[6]. La critique historique n'a d'objet que dans ce rapport à l'histoire en cours. A l'encontre du regard rétrospectif, elle n'emprunte pas à cette dernière les éléments les plus susceptibles de valider les symboles du temps présent. Le discours métahistorique se compose lui à rebours de l'accompli sans s'apercevoir qu'il altère, ce faisant, le sens de cet accomplissement. Du texte de Wannsee, il ne retiendra que ce qui le conforte dans une pédagogie de l'horreur, mais qui dénature le génocide de son atrocité singulière. Le procès-verbal traitant de “l'évacuation des Juifs vers l'Est” annonce que “la solution finale du problème juif en Europe devra être appliquée à environ 11 millions de personnes” et précise que, “dans [ce] cadre”, les “valides” seront “affectés au service du travail”. “Il va sans dire”, insiste ce passage fameux, “qu'une grande partie d'entre eux s'éliminera tout naturellement par son état de déficience physique. Le résidu qui subsisterait en fin de compte - et qu'il faut considérer comme la partie la plus résistante - devra être traité en conséquence”. Cette notion nazie d'extermination par le travail n'avait jamais été formulée de manière aussi explicite avant la conférence de Wannsee. Elle laisse entrevoir - implicitement, faut-il le dire - le sort réservé aux autres, les plus nombreux, ces millions de Juifs inaptes au travail de forçat et dont le texte de Wannsee a bien soin de ne pas parler. Il n'en faut guère plus au discours de la mémoire pour prétendre qu'à Wannsee, “la solution finale de la question juive prend son sens véritable”[7]. Une telle interprétation du judéocide serait un contresens historique. Il consiste à amalgamer les morts dans l'enchevêtrement de tous les crimes nazis. Comme la notion tout aussi ambiguë de “camp” d'extermination, cette lecture d'une extermination “par tous les moyens” confond la mort concentrationnaire avec “la grave décision de faire disparaître ce peuple de la terre”[8]. Himmler, le chef des SS, s'en expliquait dans un discours secret bien plus explicite que n'importe lequel des propos tenus à Wannsee. Dans le discours d'Himmler expert en la matière, les massacres, fussent de Juifs, ne suffisent pas à faire l'événement. Ce qui fait la différence du judéocide et qui signifie, dans la réalité historique, cette “grave décision de faire disparaître ce peuple”, c'est, selon Himmler, la mise à mort des enfants juifs. Elle excluait, de la part de ses services, l'improvisation d'une extermination par “tous les moyens”, et en particulier le recours à ce travail forcé dans les camps de concentration effectivement meurtrier, mais aucunement typique du judéocide. Identifier à l'extermination systématique des Juifs cette perspective de la mise au travail inscrite dans le texte de Wannsee revient à faire l'impasse sur l'exposé du lieutenant d'Himmler, le 20 janvier 1942. Lui présentait “l'évacuation des Juifs vers l'Est” parmi les “palliatifs” et s'il parlait, dans ce “cadre”, du travail des “valides”, il assurait son auditoire que ses services, quant à eux, mettaient déjà “à profit [leurs] expériences pratiques, si indispensables à la solution finale à venir du problème juif”. Le texte de Wannsee reste des plus discrets à ce sujet, mais d'autres documents d'époque en disent davantage et instruisent la singularité génocidaire de ces “pratiques” avant la conférence de Wannsee. En l'occurrence, la vérité du 20
janvier 1942 n'est pas dans le procès-verbal de conférence. Le
document ne saurait être détaché de son contexte. En resituant
l'enjeu réel de Wannsee, on s'apercevra que cette “évacuation
des Juifs vers l'Est” annoncée dans le document était déjà en
cours et qu'en la circonstance, le service compétent mettait au point
la technologie la plus appropriée
à l'entreprise du génocide. L'ordre du jour de cette conférence “au
sujet de la solution finale” n'était aucunement de prendre
quelque décision que ce soit. Il s'agissait certes d'une “conférence
des secrétaires d'Etat”, comme en témoigna Eichmann, qui en
avait rédigé “le procès-verbal”[9],
mais les hautes personnalités de l'Etat et du parti nazis s'étaient réunies,
le 20 janvier 1942 à l'invitation du lieutenant d'Himmler pour les affaires
de police. La rencontre se déroula au siège d'Interpol, - le n°56-58
au Grand Wannsee - dont il avait la présidence et en présence de ses
officiers supérieurs de 20.2 Une conférence des secrétaires d'Etat?Aux dires d'Eichmann, “il n'y avait jamais eu auparavant une conférence de cet ordre et il
n'y en eut plus par la suite réunissant autant de personnalités”[10].
Ce témoignage donné pendant l'instruction de son procès à Jérusalem
en 1961 ne saurait être négligé. Tout autant que le “procès-verbal
de conférence”, “l'évacuation
des Juifs vers l'Est”, qui y est annoncée, porte l'empreinte
personnelle d'Adolf Eichmann. La liste des participants à la conférence
le renseigne comme délégué de l'Office Central de 20.3 Le lieutenant de la solution finaleLes quinze pages dactylographiés du “procès-verbal” se présentent, en effet, comme la conférence du chef de la police de sécurité et du service de sûreté. Sept pages y sont réservées à son exposé et si le nom du lieutenant d'Himmler ne figure pas sur la liste des personnalités présentes, les quatorze nommées sont bel et bien venues à Wannsee pour l'entendre, au plein sens du terme. D'entrée, Heydrich informe l'“assemblée [de] sa nomination au poste de plénipotentiaire pour la préparation de la solution finale”. Il tient cette nomination du Maréchal du Reich, Hermann Goering. Le document date du 31 juillet 1941 et confirme un mandat antérieur attribué en 1939, le 24 janvier. Heydrich a joint, le 29 novembre, la photocopie de la lettre d'habilitation à ses convocations comme si la réunion avait pour raison d'être de faire connaître aux “instances centrales compétentes” les pouvoirs qui lui ont été conférés en matière de solution finale “dans la sphère d'influence allemande en Europe”, quatre mois plus tôt[14]. La “vanité légendaire” d'Heydrich - pour conserver le mode psychologique du témoignage d'Eichmann - n'avait nullement besoin d'un document signé du principal lieutenant d'Hitler. Avant même que le Maréchal Goering lui en donnât acte par écrit le 31 juillet, Heydrich était, pour ses agents installés dans les territoires occupés, rien de moins que le “commissaire européen aux question juives”[15]. Cette “mission” qu'il “a reçu[e] du Führer” justifiait, un mois avant le mandat de Goering, “ses bureaux en France” d'intervenir, dans ce territoire sous administration militaire, “afin de pouvoir, en temps utile, agir avec une efficacité à 100 % comme services extérieurs du commissaire européen aux question juives”. Dès janvier 1941, ses agents estimaient que, “conformément aux tâches relatives au traitement des Juifs en Europe confiées au chef des SS dans le Reich”, le “contrôle” des mesures antijuives à prendre dans les territoires occupés leur incombait, quelle qu'en fût, au demeurant, le mode d'administration[16]. Le mandat du 31 juillet, rédigé à la demande d'Heydrich et confirmant des compétences aucunement nouvelles à l'échelle européenne avait néanmoins l'avantage bureaucratique d'imposer à “tous les autres organes gouvernementaux [...] de coopérer avec [lui] à cet effet”. La psychologie n'était pas au centre de cette problématique historique. La question juive n'échappait pas
aux conflits de compétence entre les différentes instances du Reich,
du parti, de Bien qu'aucun représentant de
l'armée n'y ait été invité, ce conflit avec le commandant militaire
en France renseigne sur les préoccupations d'Heydrich au moment de réunir
la conférence. Tout autant que le 20 janvier 1942, Heydrich a besoin de
s'y référer à cette charge qu'il exerce “depuis
des années de préparer la solution définitive de la question juive en
Europe”. Lui “en porte la responsabilité”, insiste-t-il de toute son autorité[19].
Dans cette dispute avec von Stülpnagel, l'argument n'emportait pas la décision.
Les services d'Heydrich s'étaient permis, dans son ressort territorial,
des “actions contraires à [s]es
intentions, susceptibles de saboter les missions dont [il était] chargé
et qui, plus est, de discréditer gravement En l'occurrence, ces explosions
avaient aussi été un coup “dans
[le] dos” du général von Stülpnagel - selon ses propres termes
- et l'argumentation idéologique et politique d'Heydrich ne répondait
en rien à ses réclamations. “Le
Haut commandant de l'armée ne [put] admettre”, écrivit ce
dernier dans sa réponse à Heydrich, “que des actes d'une importance politique capitale aient été exécutés
contrairement aux accords formellement stipulés et à l'insu du
commandant militaire chargé par le Führer de l'administration de L'interdit d'émigrer marque, en effet, un tournant crucial dans le dispositif exécutif de la solution finale après la résolution, prise “en haut lieu”, peu avant l'attentat des synagogues parisiennes, de faire “disparaître définitivement” les Juifs. 20.4 Le tournant de l'automne 1941Le 20 janvier 1942, le Chef de Le chef de la police de sécurité
et du service de sûreté les a réunis moins pour “préciser
les questions de principe” que pour les “traiter [...] avec toutes les administrations centrales en vue de
coordonner leur action”. D'emblée, Heydrich a fixé le cadre,
sinon les limites, de cette coordination souhaitée. “C'est”,
spécifie le procès-verbal officiel, “le
Chef des SS du Reich et chef de la police allemande (chef de la police
de sécurité du service de sûreté) qui sera responsable de
l'ensemble des mesures”. La formule est bancale. Les parenthèses
ajoutées dans le texte définitif, revu et corrigé, associent et
confondent en une seule et même responsabilité personnelle Himmler et
son lieutenant pour les affaires de police. Heydrich l'est au plein sens
du terme. Chef de la police SS, il relève immédiatement d'Himmler dont
il dirige l'Office central de Rien peut-être ne l'indique mieux
que le sort fait à la proposition du général de division SS Hofmann
pendant la conférence. Chef de l'Office central pour la race et
l'immigration, lui représente pourtant une autre branche du complexe SS
d'Himmler[26].
Il intervient dans l'examen des “difficultés”
prévisibles dans “les
territoires européens soumis à [l'] influence” allemande, mais
non occupés. Ce sont les pays du groupe B dans la statistique des Juifs
à soumettre à la solution finale; du moins de la plupart d'entre
eux, car Eichmann, englobant toute l'Europe, a incorporé dans ce groupe
B également les 18.000 Juifs de Suisse ou encore les 55.000 de La guerre-éclair déclenchée
contre l'U.R.S.S. le 22 juin 1941 s'était enlisée, dès l'automne,
dans une guerre d'usure. Non seulement, les Soviets n'avaient toujours
pas été refoulés au-delà de l'Oural, mais décidément plus coriaces
que les adversaires précédents, ils venaient, le 5 décembre de
contre-attaquer devant Moscou et ils avaient repoussé l'envahisseur
nazi sur Toute la solution finale est une
affaire de police politique relevant de L'absence de ces services est révélatrice
du point de vue d'Heydrich sur ces “possibilités
de l'Est” qui, dans son exposé, ont ouvert l'”autre possibilité
de solution”. Le Chef de 20.5 Les possibilités de l'EstLe Gouverneur général de Pologne,
Hans Frank a délégué le plus haut fonctionnaire de son
administration. Le secrétaire d'Etat, Josef Bühler, y témoigne des
meilleures dispositions à l'égard d'Heydrich. L'homme de Frank reconnaît
sans réserve que “la solution de la question juive au Gouvernement appartient” au
Chef de Le 16 décembre 1941, à Cracovie, capitale du Gouvernement général, Frank, annonçant à ses chefs de service qu'il enverrait son secrétaire d'Etat à la conférence, avait exprimé son sentiment sur “la grande migration juive [qui] va commencer”. Frank était “entré en pourparlers au sujet de leur déportation vers l'Est” pour “en finir avec les juifs”[30]. Dans ce discours prononcé “en toute franchise”, le “vieux national-socialiste” voulut expliquer à ses hauts fonctionnaires ce que signifiait désormais cet “Est” de “l'évacuation” des Juifs. Son “attitude” à leur égard se fondait “sur l'espoir de leur disparition”. “Croyez-vous qu'on les enverra dans des villages de l'Ostland?”, ajoutait-il à l'intention de ses collaborateurs qui n'auraient pas deviné ce qu'était cette “disparition”. “Voilà”, ajoutait-il, “ce qu'on nous a dit à Berlin: […] nous n'avons pas besoin de Juifs, que ce soit dans l'Ostland ou dans le Commissariat du Reich pour les Territoires de l'Est. ... Alors, liquidez-les vous-mêmes.”. Livrant cette confidence, Frank invitait ses fonctionnaires à se “débarrasser de tout sentiment de pitié. Nous devons exterminer les Juifs partout où nous nous trouvons, et partout où il y en aura la possibilité, et ceci pour maintenir l'édifice du Reich, dans son ensemble”. L'ancien Commissaire du Reich pour
l'unification de Son délégué à Wannsee, intervenant pour que l'on commence par le Gouvernement général, réclama-t-il des précisions sur les moyens? Le “procès-verbal” n'en dit rien, mais il acte, après l'intervention de Bühler, une discussion dont il indique seulement qu'elle porta “sur les différentes façons de résoudre la question”. Le texte mentionne encore Bühler, ainsi que Meyer, le secrétaire d'Etat du Ministère des Territoires occupés de l'Est, à propos de “certaines mesures préparatoires” à prendre dans leurs territoires respectifs, “tout évitant d'inquiéter en quoi que ce soit la population”. Interrogé sur ce compte rendu laconique, Eichmann a fini par concéder, lors de son procès à Jérusalem, que la discussion avait portée “sur les manières de tuer envisageables”[31]. Le secrétaire d'Etat Meyer, du Ministère des Territoires occupés de l'Est, était plus averti que son collègue du Gouvernement tout au moins sur les possibilités d'une solution par fusillade. Comme Hans Frank, son ministre, Alfred Rosenberg était tout pénétré de la grandeur de cette “tâche historique”. Le 18 novembre 1941, Rosenberg, plus impatient encore que le Gouverneur général de Pologne avait, quant à lui, convoqué la presse à son ministère. “Seules sont appelées à mettre ces mesures en oeuvre”, expliqua-t-il aux journalistes, “des personnes qui considèrent cette question comme une tâche historique, qui n'agissent pas par haine personnelle, mais de ce point de vue politique et historique très lucide”[32]. Cette rencontre avec la presse procédait de l'information négative à propos de ces “choses” que les journalistes devaient savoir, mais qu'“il serait extrêmement regrettable” qu'elles soient publiées “dans la situation délicate où se trouve le Reich allemand”. Rosenberg n'en tenait pas moins à informer la presse, en cet automne 1941, de ce que “les territoires de l'Est sont aussi appelés à résoudre [...] la question juive”. D'après ses chiffres - inférieurs à ceux d'Eichmann -, “quelques six millions de Juifs vivent encore en Europe et cette question”, annonçait désormais ce ministre nazi, “ne peut être résolue que par une élimination biologique de tout le judaïsme en Europe”. L'auditoire n'appartenait pas aux cercles devant lesquels le secret du génocide pouvait être entièrement dévoilé. Dans son propos, Rosenberg laissait aux journalistes le soin d'imaginer comment les sphères supérieures du IIIème Reich concevaient cette “élimination biologique”. En tout cas, explique-t-il, “la question juive ne sera réglée en Allemagne que lorsque le dernier juif aura quitté le territoire allemand, et en Europe lorsqu'il n'y aura plus un seul Juif sur le continent européen jusqu'à l'Oural”. L'“élimination biologique” des 6 millions de Juifs d'Europe qui, dans la pensée raciste, constituaient le judaïsme, s'accomplirait-elle donc, comme en Allemagne, avec le départ du “dernier juif” vers “l'Est”? Cette démographie “biologique” serait-elle une vaste migration vidant le continent européen de toute présence physique juive? Rosenberg ne levait pas l'ambiguïté. Il disait seulement à ses auditeurs: “il nous faut éviter que quelque race romantique, en Europe, ne s'avise de reprendre les Juifs chez elle. Pour cela, il faut les repousser au-delà de l'Oural ou”, ajoutait-il sibyllin, “les éliminer d'une manière ou une autre”. A la différence de Hans Frank et de ses fonctionnaires du Gouvernement général, on n'ignorait pas au ministère de Rosenberg tout au moins une manière de les éliminer autrement qu'en les refoulant vers l'Oural à travers un territoire soviétique que l'armée rouge s'acharnait à ne pas céder. Trois jours avant la conférence de Rosenberg, le commissaire du Reich de l'Ostland, Erich Lohse, avait, de Riga, posé à son ministère la question de savoir si “tous les Juifs des territoires de l'Est doivent être liquidés [...] sans considération d'âge et de sexe, ni d'intérêts économiques”[33]. Une question qui, dans sa simplicité, définit, en termes d'époque, ce que les historiens de la solution finale qualifient au sens historique du terme de génocide. 20.6 L'ordre de liquider tous les JuifsLe chef de la division politique du
ministère des Territoires occupés de l'Est, Georg Leibbrandt qui
accompagnerait le secrétaire d'Etat Meyer à la conférence de Wannsee
avait réclamé de Lohse “un
compte rendu de [l'] affaire” de Libau, en Lettonie[34].
Le Commissaire du Reich y avait interdit, en octobre, “des exécutions de Juifs [...] parce que la manière dont elles se
poursuivaient”, avait estimé Lohse, “était
absolument inadmissible”. L'Office d'Heydrich avait reproché au
ministère des territoires occupés de l'Est cette immixtion inadmissible
de l'administrateur du territoire dans la tâche de ses tueurs SS. Sommé
de s'expliquer, Lohse comprit que Leibbrandt se rangeait, dans cette
affaire de Libau, au point de vue de Sur le terrain, les relations étaient
moins harmonieuses entre ces instances policières et politiques. Lohse
n'avait pas seulement provoqué un différend à propos des “fusillades” de Libau en octobre 1941. Il avait encore envoyé au
ministère un “rapport du
4.10.1941 concernant la solution de la question juive” où,
d'après le projet de réponse d'Alfred Wetzel, expert spécial des
questions raciales du ministère, Lohse traitait “des
incidents [survenus] au cours des fusillades de Juifs à Vilna”,
“fusillades [qui] étaient publiques”[38].
Vilna, en Lituanie, relevait, comme Libau en Lettonie du Commissariat du
Reich pour l'Ostland. A Wannsee pourtant, ce fut le petit major SS
Rudolf Lange, qui représentait le Commandant de la police de sécurité
dans le ressort territorial de Lohse. Ce major SS ne commandait pas les
services de police du district le plus important dans les Pays baltes.
A A l'aune de la solution finale en
cours dans les Pays baltes, le “score”
de 20.7 L'hypothèque du travailEn un autre sens que la formule
d'Heydrich à Wannsee, le “développement
de la situation militaire” avait introduit, avant le
catastrophique hiver 1941/1942, une tension dans la solution finale. Dès
l'échec de la guerre-éclair en URSS en automne, les services d'Himmler
furent confrontés à l'impératif de concilier le génocide à peine
enclenché avec les besoins de plus en plus pressants de l'économie de
guerre. A Wannsee, Heydrich, disposé à réduire les difficultés
avec les “autres administrations
centrales”, se montra conciliant à l'égard de leurs préoccupations.
Son exposé sur l'extermination par le travail des “valides”
évacués à l'Est était la concession à ces “considérations
d'ordre économique” dont “en
principe”, dans le programme de Le collègue d'Heydrich à l'Office
central de l'administration et de l'économie SS n'avait cependant pas
été invité à Wannsee. Affaire de police, la solution finale ne
relevait pas de cet autre organisme du complexe d'Himmler, responsable,
quant à lui, des entreprises SS des camps de travail et de
concentration. Du point de vue du Chef des SS du Reich et de la police
allemande, l'“institution
[concentrationnaire], si souvent condamnée [...dans] des milieux extérieurs
au Parti” n'était réservée, comme Himmler le souligne dans son
discours sur la “grave décision”
qu'à “un petit nombre de Juifs”
parmi les centaines de milliers de “criminels
politiques et de droit commun”, “de
Polonais, de Russes et autre racaille” pour lesquels ces camps étaient
conçus[45].
Le système, désormais mobilisé pour les besoins de l'économie de
guerre, était en pleine réorganisation, au moment de la conférence
de Wannsee[46].
Dès le 1er février 1942, il passait tout entier sous le contrôle
d'un nouvel Office central économique-administratif SS incorporant
l'inspection des camps. Cinq jours après Wannsee, Himmler, annonçant
ces “importantes tâches économiques”, avertissait l'inspection de
ses camps de l'arrivée prochaine de 100.000 Juifs et 50.000 Juives
provenant, précisait-il, d'Allemagne[47].
La “mise au travail” -
l'“arbeitseinsatz” qui a
servi, surtout à l'Ouest, de prétexte à la mise en route des trains
de la solution finale - n'a pas uniquement été le camouflage
grossier de l'entreprise génocidaire. Dans la mobilisation totale de
l'Europe allemande à partir de Cette hypothèque économique
pesait sur le déroulement de la “solution
finale”, sur son rythme et son allure. Il s'y imposait, pour
reprendre la formule de Leurs prérogatives avaient
pourtant été agréées à Wannsee. La conférence n'avait pas
seulement été réunie en raison “de
l'importance extraordinaire” de la solution finale projetée.
L'“évacuation” qui avait
déjà commencé avait justifié Heydrich de convoquer cette rencontre
quatre mois après le mandat écrit l'autorisant à réclamer la coopération
de “tous les autres organes
gouvernementaux”[50].
Dans la convocation du 29 novembre, le lieutenant d'Himmler y insistait
“d'autant plus que depuis le 15
octobre Cette déportation des Juifs d'Allemagne confrontait les autorités du Reich à ces “interventions incessantes” et pour le moins agaçantes que Heydrich souhaitait éliminer “d'un coup” comme il l'expliqua à la conférence de Wannsee. L'évacuation des Juifs du Grand Reich y avait provoqué des remous pendant l'automne 1941. Dans son discours au Gouvernement général, le 16 décembre, Frank avait, dans sa “franchise”, reconnu devant ses chefs de service “que les mesures antijuives appliquées actuellement dans le Reich, sont sujettes à des critiques”[51]. Frank savait que “des rapports relatifs au moral du public, il ressort qu'on parle de cruauté, de dureté, etc.”. Hitler en personne s'était même irrité de ces pleurnicheries de la “bourgeoisie”[52]. 20.8 Les pleurs de la bourgeoisie“Que des bourgeois pleurnichent aujourd'hui sous le prétexte que les Juifs doivent quitter l'Allemagne, voilà un trait qui peint ces culs-bénits”, avait dit Hitler devant ses familiers, le 19 novembre, dix jours avant qu'Heydrich ne lance ses convocations. Cette déportation en cours était, à son point de vue, une épreuve, un test dans le contexte fâcheux de l'automne 1941. En présence d'Himmler et d'Heydrich, il venait de rappeler sa prophétie “que le Juif disparaîtrait d'Europe dans le cas où la guerre ne pourrait être évitée”[53]. Cette thématique hitlérienne de la belligérance juive justifiait le “vieux national-socialiste” Hans Frank d'engager ses fonctionnaires à écarter tout sentiment de pitié. “Le Führer avait dit, un jour”, rappelait le Gouverneur général de Pologne, que “si la juiverie réussissait à déclencher une nouvelle guerre mondiale, non seulement le sang de tous ceux qu'elle aura entraînés dans la guerre serait versé, - mais le Juif aura fini d'exister en Europe”[54]. Le thème ne datait pas de cet automne 1941. ”En
haut lieu” - et publiquement - l'argument avait été repris “avec force”, dès le 30 janvier. A l'occasion du huitième
anniversaire de son avènement, Hitler avait averti que “les mois et”, ajoutait-il alors, “les années à venir prouveront” qu'il avait “vu juste”[55]
. A l'en croire, il avait prophétisé que “si
les Juifs devaient plonger le reste du monde dans une guerre générale,
dans ce cas, tout le judaïsme cesserait de jouer un rôle en Europe”.
Le Führer du IIIe Reich se référait, dans ce discours du 30 janvier
1941, à celui qu'il aurait, selon ses dires, prononcé “le
1er septembre 1939 devant le Reichstag”. Les réminiscences
historiques de Hitler sont toujours à traiter avec prudence. Au moment
où ses armées envahissaient L'invasion de l'U.R.S.S. n'en prit
pas moins, dès le 22 juin, le caractère très particulier d'une
guerre d'extermination raciale et idéologique[56].
Les troupes savaient, au départ, que “le
bolchevisme est l'ennemi mortel du peuple national-socialiste allemand.
C'est”, avertissait l'État-Major de l'Armée de Terre, le 4
juin, “contre cette idéologie et contre ceux qui la portent que l'Allemagne
engage la lutte”. Ce qui signifiait, apprenait l'armée, “l'intervention
sans ménagement et énergique contre les instigateurs bolcheviques,
les partisans, les saboteurs et les Juifs, et l'élimination totale de
toute résistance active ou passive”[57].
Suivant l'avance des troupes, les agents de “L'intervention
sans ménagement et énergique” des groupes de tueurs de 20.9 Le test des Juifs allemandsDans ses propos de table, Hitler expliquait, peu après, et en présence d'Himmler et d'Heydrich, que “cette race de criminels a sur la conscience les deux millions de morts [allemands] de la [première] guerre mondiale et maintenant des centaines de milliers”. Évoquant la déportation des Juifs allemands qu'il venait d'autoriser en septembre, le Führer du IIIe Reich rejetait, dans cet argumentaire, toute récrimination contraire. “Que personne”, rétorquait-il par avance, “ne vienne me dire qu'on ne peut pourtant pas les parquer dans les régions marécageuses? Qui donc se soucie de nos hommes?”. Hitler veut dire de ses soldats qu'il a lancés, au début de l'été dans la campagne de Russie sans prévoir - dans sa mégalomanie raciale - qu'il faudrait un équipement d'hiver pour toutes les armées engagées et contraintes, contre toute attente, de faire face à une armée rouge certes durement éprouvée, mais nullement défaite. Le 21 octobre, alors que l'échec d'une guerre-éclair conçue pour cinq mois devenait patent, Hitler se montra des plus explicites sur la vertu pédagogique du génocide. Ses familiers l'entendirent affirmer qu'”en exterminant cette peste, nous rendrons à l'humanité un service dont nos soldats ne peuvent se faire une idée”[66]. Devant Himmler et Heydrich, le Führer n'avait pas trouvé “mauvais d'ailleurs que la rumeur publique nous prête”, disait-il, “le dessein d'exterminer les Juifs. La terreur est une chose salutaire”[67]. C'est, à cet égard que les pleurnicheries bourgeoises l'agaçaient au plus haut point dans ses propos de table du 19 novembre. Hitler éprouvait le besoin de rappeler “les notions de base qui [...] ont servi dans la lutte pour le pouvoir”. “Les mêmes notions” s'appliquent “aujourd'hui dans la lutte que nous menons sur le plan mondial”, enseignait-il[68]. Lui restait persuadé de “triomphe[r] également dans cette entreprise parce que”, assurait-il, “nous luttons fanatiquement pour notre victoire et que nous croyons en notre victoire”. La déportation des Juifs allemands procédait de cette pédagogie du fanatisme nazi. “Est-ce nous qui avons créé la nature, établi ses lois”, se contentait de dire Hitler volontiers énigmatique sur le sort des “évacués”. “Les choses sont comme elles sont et nous n'y pouvons rien”. Mais cela dit, “le parti”, insistait son chef suprême, “doit demeurer aussi dur qu'il a été durant la conquête du pouvoir. Il faut qu'en tout temps, le Führer ait la certitude qu'il peut compter sur l'appui inébranlable des membres du parti et qu'il peut compter d'autant plus que certains compatriotes sous le poids des circonstances se montreraient chancelants”. Le fidèle Himmler tenant à démontrer qu'il “possèd[ait] la résistance nerveuse pour éteindre avec le pied le moindre petit feu et encore plus tous les feux de quelque importance”, développerait cette thématique dans son discours sur “la grave décision de faire disparaître ce peuple de la terre”. Devant les plus hauts chefs du parti, celui des SS illustrait la détermination farouche de ses hommes avec ses confidences sur cette question “la plus difficile à résoudre de toute [sa] vie”. Lui n'avait pas tergiversé quand, selon son propos, “la question suivante [lui] a été posée: que fait-on des femmes et des enfants?” “Je me suis décidé confier et j'ai là aussi trouvé une solution évidente”, tint à dire Himmler devant ces dignitaires nazis responsables des “décisions au plus haut niveau du Parti”. Et d'expliquer alors ce qu'est un génocide, bien qu'il n'utilisât pas le mot. “Je ne me sentais en effet pas le droit d'exterminer les hommes - dites si vous voulez, de les tuer ou de les faire tuer - et de laisser grandir les enfants qui se vengeraient sur nos enfants et nos descendants. Il a fallu prendre la grave décision de faire disparaître ce peuple de la terre” “Ce fut”, ajoutait-il, “pour l'organisation qui dut accomplir cette tâche la chose la plus dure qu'elle ait connue”. Il “cro[yait] pouvoir dire que cela a été accompli sans que [ses] hommes ni [ses] officiers en aient souffert dans leur coeur ou dans leur âme”. Jamais, le chef des tueurs SS n'avait été aussi explicite que dans ces confidences d'octobre 1943. Himmler - et ceci est essentiel - n'y parlait de génocide qu'à partir du moment où, du massacre des hommes, il avait fallu passer à celui des femmes et surtout des enfants. Cette différence fait la singularité de l'extermination des Juifs qui n'est pas un massacre “ordinaire” - doit-on dire - d'hommes, de femmes, voire d'enfants, fussent-ils juifs au demeurant. La décision d'exterminer également les enfants donne la singulière mesure de cette “tâche aussi terrible” dont Himmler chargea ses “braves SS”[69]. Dans un autre discours devant les officiers supérieurs de l'armée, leur chef voulut bien concéder qu'il avait eu un instant d'hésitation, “quand le Führer [lui] a donné l'ordre de mettre en oeuvre la solution finale de la question juive”. “Je me suis demandé”, avouait-il, “si je pouvais exiger de mes braves l'exécution d'une tâche aussi terrible [...]. Mais”, se corrigeait-il aussitôt, “il s'agissait en définitive d'un ordre du Führer face auquel il ne pouvait y avoir d'hésitation. Entre temps, la tâche a été accomplie: il n'y a plus de question juive”. Déjà, dans son discours d'octobre 1943, Himmler promettait que “la question des Juifs sera réglée d'ici la fin de l'année dans les pays occupés par nous. Il ne subsistera plus que des restes de populations juives qui auront trouvé abri quelque part”. Dans le Reich en tout cas, les gauleiter - les chefs régionaux du parti - avaient tous leurs apaisements. “Qu'il n'y ait plus de Juifs dans votre province est pour vous une chose satisfaisante et évidente”, constatait avec fierté le chef des SS du Reich et de la police allemande dans son discours sur la “grave décision”. Dès septembre 1941, “le Führer [avait] désir[é] que l'ancien Reich et le Protectorat soient vidés et libérés des Juifs en progressant de l'Ouest à l'Est”[70]. D'après le plan d'Heydrich, il s'agissait, dès la mi-octobre, conformément au “désir exprimé par le Führer d'expulser les Juifs de l'espace allemand, si possible avant la fin de l'année” de “résoudre le problème juif dans le Protectorat” de Bohême-Moravie dont il venait, en septembre, d'être nommé[71] “Protecteur”, titre qui lui conférait rang de ministre et lui donnait désormais l'accès direct “en haut lieu”. Le plan d'évacuation des Juifs concernait aussi “partiellement” l'ancien Reich en octobre 1941, mais rien que du Protectorat, pas moins de 80.000 Juifs devaient être évacués vers l'Est. Le 18 septembre, Himmler avait
annoncé l'arrivée des Juifs du Grand Reich au gauleiter Geiser, le
responsable du Wartheland, la province orientale formée de territoires
polonais incorporés au grand Reich. Le chef des SS s'efforçait “d'abord
de transférer les juifs de l'Ancien Reich, en tant que première étape
dans les régions annexées depuis deux ans au Reich, pour les envoyer
au printemps prochain encore plus loin à l'Est”. Dès le début
de l'automne, alors qu'“en haut
lieu”, la conception de la solution finale s'était radicalement
modifiée, Heydrich annonçait à la conférence du 10 octobre sur
l'“évacuation” des Juifs
du Grand Reich que “50.000 sont
prévus pour Minsk et Riga” dans le Commissariat du Reich pour
l'Ostland. Les commandants des Groupes d'action de 20.10 Les appareils à gaz pour les inaptesL'expert spécial de la politique raciale au Ministère des Territoires occupés de l'Est, Ehrard Wetzel, estima utile, le 25 octobre, d'en informer Erich Lohse, en réponse à son rapport sur les “incidents” survenus au cours des fusillades de Vilna[72]. En sa qualité d'expert, il a le contact avec Eichmann. Le haut fonctionnaire de l'’“évacuation” lui a “fait savoir que des camps sont prévus pour les Juifs à Riga et à Minsk où pourront être transférés même les Juifs de l'ancien Reich. A l'heure actuelle”, annonçait Wetzel le 25 octobre, “on évacue des Juifs de l'ancien Reich pour les envoyer à Litzmannstadt” - Lodz en allemand - “et d'autres camps encore, d'où ils partiront vers l'Est, et, s'ils sont aptes au travail, dans les camps de travail”. Ce départ vers “l'Est” des Juifs inaptes au travail à un sens très précis dans
la lettre d'un Wetzel bien informé des fusillades de Juifs soviétiques.
Avec la déportation des “Juifs
de l'ancien Reich” vers cet Est où le massacre prend, en cet
automne Cette “méthode
Brack”, plus discrète que les fusillades “publiques”, n'était pas “sans
présenter quelque danger” avec ses “baraquements”
équipés d'“appareils à gaz”.
Le père de la “méthode”,
Victor Brack, général SS à titre honorifique, dirigeait le service II
à chancellerie personnelle du Führer. Cette commission de travail du
Reich pour les établissements thérapeutiques et hospitaliers était
installée à Berlin, Tiergartenstrasse, 4 (la rue du jardin
zoologique). L'adresse donna son nom de code à l'“action
T4”, cryptogramme du massacre sous prétexte d'euthanasie des déficients
mentaux parmi la population allemande. L'action T4, décidée en
octobre 1939 - un mois après l'invasion de Le diligent Wetzel avait appris -
et il s'empressa de l'annoncer à Lohse - que Brack “s'est déclaré prêt à collaborer à l'installation des baraquements nécessaires
et des appareils à gaz” dans les camps prévus dans l'Ostland,
mais qu'il estimait “plus facile
de fabriquer ces appareils sur place plutôt que dans le Reich”
et il était disposé à “envoyer
son personnel à Riga”. Cette collaboration devait néanmoins
suivre les filières hiérarchiques et Wetzel recommandait à Lohse,
d'autant qu'Eichmann était “d'accord”,
de faire appel aux hommes de Brack “par
[l'] intermédiaire de [son] chef supérieur de Seulement, le trop lucide
fonctionnaire de la politique raciale au Ministère des Territoires de
l'Est n'avait pas pris en compte toute l'“expérience”
des escadrons de la mort se déplaçant de village en village et de
ville en ville dans les territoires soviétiques. La “méthode
Brack” avec son infrastructure lourde de “baraquements” et d'“appareils
à gaz” ne convenait pas à leur mobilité. Au demeurant,
l'extermination des Juifs d'Europe était une opération d'une tout
autre “envergure” que le massacre de moins de 100.000 débiles mentaux en
deux ans au moyen de bonbonnes d'oxyde de carbone. Les services de Dans sa discrétion sur les “expériences
pratiques” de En tournée d'inspection auprès de
leurs “commandos spéciaux”,
l'envoyé de Rauff dut constater au printemps 1942 que “ces
voitures étaient devenues si connues que non seulement les autorités
[allemandes], mais aussi la population civile [soviétique] les
appelaient les “camions de la mort”. Le sous-lieutenant SS
August Becker n'était pas parvenu, en dépit de ses efforts
d'imagination, à “dissimuler
longtemps ces voitures”. Il s'agissait de camions de marque
Diamond ou Saurer aménagés en chambres à gaz mobiles[75].
Pour tuer leurs passagers, les SS ne manipulaient plus des bouteilles
d'oxyde de carbone. Les gaz d'échappement étaient branchés à l'intérieur
de la caisse. Les tueurs des Groupes d'action C et D de Dans la capitale du IIIe Reich, le chef du service technique SS n'avait toutefois pas lieu de se plaindre du “commando spécial” engagé dans le Wartheland. 20.11 Les camions de la mort à Chelmno“Depuis
décembre Le choix de Chelmno comme premier
camp sans détenu de la solution finale est une concession d'Heydrich
aux autorités du Wartheland. Celles-ci n'avaient absolument pas apprécié,
pendant l'automne 1941, le programme d'évacuation des Juifs du Grand
Reich vers cette province orientale. Dans sa conférence du 10 octobre,
six jours avant la première “évacuation”,
Heydrich avait averti qu'il fallait “encore
ménager beaucoup les autorités de Litzmannstadt”, Lodz en
allemand. Du 16 octobre au 4 novembre, 20.000 Juifs du Grand Reich
furent finalement déportés vers ce ghetto surpeuplé. Des 300.000
Juifs du territoire, 140.000 y avaient été enfermés sur un espace de
4,14 km2. Dès l'été 1941, les autorités politiques et policières
locales considéraient “sérieusement”
qu'“ils courent le risque, cet
hiver, de ne pouvoir être tous nourris” et cette bureaucratie
pressait Berlin de “liquider les
Juifs inaptes au travail par un moyen quelconque à action rapide”[78].
L'état-major du Chef supérieur des SS et de la police du territoire
l'avait suggéré à Eichmann, à Les difficultés surgies pendant l'évacuation
des Juifs du Grand Reich vers l'Ostland expliquent aussi pourquoi
l'Office Central de Le 30 novembre, à 13 heure 30,
Himmler, présent à 20.12 Le paradoxe du 20 janvier 1942Dés la conférence du 10 octobre
1941 sur leur “évacuation”,
les services d'Heydrich prévoyaient ces “difficultés”.
En guise de précautions, le chef de La conférence de Wannsee avec les
représentants des administrations centrales compétentes n'a pas
d'autre raison d'être que cette nécessité de lever les hypothèques
entravant l'“action” des
tueurs SS. “Une condition
importante pour mener à bonne fin l'évacuation”, acte le procès-verbal
du 20 janvier 1942, “c'est,
selon le Général de corps d'armée SS Heydrich, de fixer très
exactement la catégorie des personnes à évacuer”. En ce qui
concerne les Juifs du Grand Reich, Heydrich n'avait pas l'intention
d'“évacuer les personnes âgées
de plus de soixante-cinq ans, mais de les transférer dans un ghetto de
vieillards - probablement Theresienstadt”, en Bohême dont il
avait, dès la mi-octobre 1941, envisagé de faire “une
zone de peuplement modèle pour servir la propagande allemande”.
Cette ghettoïsation des vieillards comprendraient également “les
Juifs grands blessés de [la première] guerre [mondiale] et les Juifs
titulaires de décorations (Croix de fer, 1er classe). Cette
solution opportune rend “d'un
coup” superflues “les
interventions incessantes”, assura le chef de Le paradoxe de cette conférence de Wannsee est là, dans cette distorsion entre les préoccupations de la haute administration nazie réunie le 20 janvier 1942 et l'extermination déjà en cours d'hommes, de femmes, de vieillards et surtout des enfants interdits de séjour dans le système concentrationnaire et assassinés dès leur “évacuation”. La mémoire du génocide se fourvoierait si elle composait sa symbolique sur une pareille distorsion de l'histoire. *
Le texte a été publié, sous le titre "Le paradoxe de
Wannsee", dans Cahier de [1].
Voir à ce propos M. STEINBERG, "La symbolique d'Auschwitz ou
l'impasse de la mémoire", dans M. & N. WEINSTOCK, Ed., Pourquoi
le Carmel d'Auschwitz?, Revue de l'Université Libre de
Bruxelles, 1990/3-4, pp. 47-62. |