6. Le verre brisé des Pâques anversoises  

Table de matières  Print (4p)

6.1  L'état d'esprit antijuif en image
6.2  l'intolérable coup monté  
6.3 Les hommes de confiance

6.1  L'état d'esprit antijuif en image* !

Il se prépare, ces derniers temps, un puissant état d'esprit antijuif à Anvers”, signalait la Propaganda Abteilung , à la mi-avril 1941. Le service de propagande allemande était particulièrement bien informé. Le 14 avril - un lundi de Pâques - , ses agents, installés avec leur appareil de prise de vue à la Oostenstraat , attendaient d'en saisir les images au début de l'après-midi. Elles furent spectaculaires. Les deux synagogues de cette rue furent en proie aux flammes. La maison du rabbin attenant à la première brûla également. Il fallut trois quarts d'heure aux pompiers pour combattre ces incendies. On ne les avait pas laissés intervenir à temps. Les quelques rares policiers communaux présents sur les lieux ne purent empêcher les incendiaires de bouter le feu. Tout au plus, ces derniers ne parvinrent-ils pas à faire un bûcher des meubles jetés sur la chaussée. Seuls brûlèrent les objets de culte et livres sacrés .

Pour complaisantes qu'elles furent au regard allemand, ces Pâques anversoises n'ont nullement eu l'allure d'un “puissant” mouvement “antijuif”. La foule - nombreuse - se composait de badauds, curieux et passifs devant cette “manifestation spontanée de la colère des Anversois”. La Ligue pour la Sauvegarde de la Race et du Sol aura beau dire, après coup, que ce lundi Pâques 1941, le saccage et l'incendie avaient été “provoqués par l'attitude scandaleuse des Juifs eux-mêmes qui persistent à défier la partie saine de la population et à la blesser dans ses sentiments les plus sacrés”. Tout ce pogrom à la belge s'est au contraire bel et bien déroulé selon ce “plan préconçu” dont les ligueurs antijuifs nièrent l'existence. Le 14 avril, les officiers allemands de la propagande s'étaient fort à propos à l'endroit où les images à saisir seraient les plus sensationnelles. Quant aux incendiaires, ils n'avaient pas surgi de l'un foule de passants exaspérés. La bande venait de la Keyzerlei. A midi, elle s'était rassemblée devant le cinéma Rex. Ils étaient à peine 200 et, selon l'enquête des autorités militaires d'occupation, ils provenaient des “associations nationalistes flamandes et antisémites”, à savoir très précisément la SS flamande, la Zwarte brigade - la brigade noire, milice du principal mouvement nationaliste flamande - ainsi que de ce dernier, le V.N.V., le Vlaamsch Nationaal Verbond. Même les innocents ligueurs antijuifs étaient de la partie. Fièrement, ils allaient se faire photographier, dans la fumée de l'incendie, bannière déployée, une bannière d'autant plus sinistre dans cette circonstance qu'elle était frappée d'une tête de mort et de leur cri de guerre: “Juda Verrecke” (Juda crève).

Comme dans la “nuit de cristal[1] qui leur sert de modèle, ces émules belges des Sections d'Assaut du parti nazi ont aussi brisé du verre avant d'incendier les synagogues de la Oostenstraat. Pour y parvenir, la bande a traversé ce qu'il est d'usage d'appeler le quartier juif d'Anvers. La Keyzerlei débouche sur la gare centrale, point de fixation de cette population d'immigrés. De là, le groupuscule a défilé dans la Pelikaanstraat devant ... les bureaux de la Feldkommandantur d'Anvers qui n'avait pas autorisé cette “manifestation” et ignorait, en dépit des informations de la Section de Propagande, les dessous du “puissant état d'esprit antijuif”. Armés de gourdins et de bâtons ferrés, les vandales brisaient sur leur passage les vitrines des magasins juifs, dévastant les devantures et molestant les Juifs qui ne seraient pas esquivés à temps. Pourtant, aucun n'a été blessé dans cette descente furieuse sur le quartier juif et, à la différence de la “nuit” allemande, aucun Juif ne fut tué au cours de ces Pâques anversoises du verre brisé. Dans leur “spontanéité”, les émeutiers ne commirent pas la moindre erreur. Les deux cents vitrines brisées dans leur traversée du quartier étaient, toutes, “juives”: cette furie eut bien soin d'épargner toute devanture “aryenne” alors que les entreprises juives n'étaient pas encore tenues d'apposer une affiche identificatrice!

 Ces Pâques anversoises étaient bel et bien un coup monté! L'administration d'occupation qui ne s'attendait pas à ces incidents s'empressa de noter, dans son rapport sur cette période, que “le chef de cette manifestation s'engage à ne pas en faire d'autre”. La promesse ne fut pas respectée. Il n'était pas aisé de tenir en bride les “frénétiques de l'antisémitisme” dès lors qu'on l'avait laissée lâche sur leur cou. Aussi, voulurent-ils remettre ça, le 17 avril, dans la soirée. Cette fois, ils n'avaient plus carte blanche. Les forces de l'ordre belges - police anversoise et gendarmerie - dûment autorisées interviennent, et avec détermination: “à l'arme blanche et à l'arme à feu”, signale le chef de l'administration militaire. En personne, le général Reeder a fait donner l'ordre à la troupe d'occupation de se tenir à l'écart, mais il ne lui serait parvenu à temps et, dans cette seconde démonstration de la puissance de l'esprit antijuif à Anvers, des soldats allemands sont venus épauler leurs amis belges. Le face à face avec les policiers et gendarmes belges commissionnés à cet effet ne manqua pas de surprises. Tel soldat allemand arrête un compatriote et le remet aux mains du gendarme belge que ce dernier avait désarmé pour avoir tiré sur un antisémite rétif, de surcroît belge ! Reeder furieux ne se privera pas de rapporter ces scènes “intolérables et grotesques” à Berlin.

6.2  l'intolérable coup monté

C'est que, explique le chef de l'administration militaire aux autorités du Reich, ces “manifestations sont intolérables car elles sont en contradiction fondamentale avec la position et l'autorité du pouvoir d'occupation qui lui-même doit prendre les mesures nécessaires à l'encontre des Juifs”. Dans cette politique antijuive, les militaires de Bruxelles ont, quant à eux, la responsabilité de la politique générale d'occupation. Il ne leur suffit pas que les milieux d'Ordre nouveau soient acquis aux mesures antijuives. L'administration militaire se sait “sûre du soutien de ces milieux quand elle décide des réformes ayant un caractère fondamental” comme l'exclusion des Juifs de la vie publique. Mais, elle n'entend pas favoriser “le reste de leurs plans” dans le gouvernement du pays occupé. Les partisans de l'Ordre nouveau n'en représentent pas les tendances profondes. Même leur soutien à sa politique juive ne lève pas la difficulté. Faisant le point en septembre 1941 - après une année de mesures antijuives -, l'administration militaire constatera combien “il est difficile de résoudre le problème juif en Belgique, surtout du fait que la population belge ne s'est pas rendu compte jusqu'à présent du sens de la question juive”. Dans ce contexte, les exactions furieuses de l'antisémitisme militant sont, pour le moins, déplacées. “L'Exécutif belge dont ne nous pouvons nous permettre de perdre la collaboration pour des raisons fondamentales deviendra encore plus passif et plus hésitant qu'il ne l'est actuellement”, avertit Reeder après cette “nuit de cristal” à la belge.

L'avertissement concerne les “services” qui, de Berlin, inspirent, dans le territoire occupé, les adeptes de l'antisémitisme militant[2]. Reeder lit, dans les incidents d'Anvers, une tentative par personnes interposées de lui disputer la direction de la politique antijuive dans son ressort territorial et d'en modifier le rythme et l'allure. “La question de l'évacuation des Juifs”, juge-t-il opportun de rappeler, “ne peut être réglée que d'une façon centrale et planifiée”. Et, sans égard pour les instances visées, ce chef de l'administration d'occupation ne se prive pas de juger “tout à fait inutile et stupide qu'à l'intérieur des territoires occupés, les divers services se débarrassent mutuellement des Juifs par delà les frontières”. Cette protestation militaire contre l'ingérence de “divers services” n'a pas, en Belgique, la virulence qu'elle aura en France. Dans cet autre territoire administré par l'armée, c'est le commandant militaire en personne, le général Otto von Stülpnagel, qui, confronté lui aussi à une affaire des synagogues, s'insurgera contre le coup “dans le dos” de son administration.

L'affaire des synagogues parisiennes a une tout autre gravité que celle d'Anvers. Elle a aussi lieu plus tard, toujours en 1941, mais en octobre, alors que l'échec de la guerre-éclair en U.R.S.S. a fait, au début de l'automne, basculer la “solution finale” dans le génocide des Juifs d'Europe. La toute récente génocidaire servira, au demeurant, d'argument au chef de la Sécurité du Reich impliqué dans l'affaire de Paris pour couvrir l'ingérence de ses services. S'ils ont laissé agir, à l'insu du commandant militaire en France, les hommes de main du Mouvement Social Révolutionnaire contre les synagogues parisiennes, c'est, explique le général SS Heydrich, “à partir du moment où, en haut lieu, la juiverie avait été désignée avec force comme l'incendiaire responsable en Europe qui doit disparaître définitivement”. Le pas franchi, les acolytes français de la police SS s'attaquèrent, dans la nuit du 2 au 3 octobre, à 7 synagogues de la capitale française avec des explosifs amenés spécialement de Berlin et en grand secret.[3]. Apprenant ces dessous de l'affaire, Von Stülpnagel réagit aussitôt. “En vertu de [ses] pleins pouvoirs exécutifs”, protesta-t-il, il lui était “intolérable que des services allemands dans un territoire occupé rendent possibles et soutiennent dans [son] dos des actions contraires à [ses] intentions, susceptibles de saboter les missions dont [il était] chargé[4].

Les auxiliaires de ces “services” en Belgique étaient tout aussi disposés qu'en France à les servir avec les moyens les plus violents. Selon son programme du printemps 1941, la Ligue pour la Sauvegarde de la Race et du Sol était prête à s'attaquer aux Juifs - mais aussi aux “franc-maçons”, aux “cléricaux” et aux “communistes” - “sans crainte d'employer le lance-flammes et la grenade à main pour nettoyer les nids de résistance”. Farouche gardienne de l'orthodoxie nazie, la ligue antijuive réclamait à cors et à cris cette “politique raciale active” à laquelle l'administration militaire avait, pour sa part, renoncée, estimant que, “sans une éducation préalable du peuple”, les mesures prises “ne seraient guère efficaces”. Au contraire, la presse antijuive, paraissant sous le contrôle de la Section de Propagande allemande, s'étonnait de ce qu'en Belgique, “une législation raciale ne soit pas encore introduite sur le modèle des Lois de Nuremberg”. Ces critiques, dirigées en fait contre le pragmatisme antisémite des militaires, se présentaient sous la forme de revendications véhémentes adressées ... aux secrétaires généraux des ministères belges. Leur publication n'était pas seulement un contrepoids autorisé à la relative modération du pouvoir militaire d'occupation dans le traitement de la question juive. La rhétorique frénétique de la ligue témoignait qu'en dehors des instances militaires, comme sa presse le révèle après le printemps 1941 à ses militants déçus, “la question juive n'était pas perdue de vue”. Ces “militants antijuifs [...] se sentaient découragés parce qu'à leur avis, on tardait trop à résoudre la question juive”. La ligue ne pouvait “dire à ces adhérents ce qu'[elle] sav(ait]”, mais ses dirigeants s'étaient, selon ces explications publiques, “efforcés à persuader [leurs] membres de faire confiance à l'autorité militaire, et avant tout, au Führer Adolf Hitler”.

6.3 Les hommes de confiance

Dans cette protestation de fidélité nazie, la nuance traduisait la déception de la Ligue elle-même. Groupuscule avant guerre, La Défense du Peuple n'avait été autorisée à se reconstituer qu'avec les premières ordonnances antijuives. Cette renaissance de l'automne 1940 fut difficile, et ce, même à Anvers, le “berceau” de la ligue antijuive. Malgré sa sollicitude, la police de sécurité dut avouer, après plus d'une année, que son poulain avait été rejoint “fort tard par un noyau de membres”. Les ligueurs n'étaient qu'un millier à la fin de 1941. Dès janvier, les parrains allemands - la section de propagande et la police politique - n'en avaient pas moins apprécié la “contribution compétente et personnelle” du chef de la Ligue , l'avocat René Lambrichts, aux “mesures” décidées de concert pour amener le pays occupé “à une conception plus juste du judaïsme et de l'influence que les Juifs ont prise jusqu'à présent dans tous les domaines de la vie publique”. La “formation personnelle” et l'“attitude politique et caractérielle” de cet homme de confiance le destinaient à de hautes fonctions antijuives, dans l'optique des instances politiques allemandes dans le territoire administré par l'armée. Lambrichts était, selon la police SS, “approprié pour le projet de Commissariat Royal pour les Questions juives auprès du ministère belge de l'intérieur”. En France, où l'Etat du Maréchal Pétain s'était rallié à l'Ordre nouveau, l'officier SS chargé des affaires juives était parvenu, en mars 1941, à installer une structure de ce type dans l'appareil d'état français. Le “projet” SS de “Commissariat Royal” n'aboutit pas en Belgique où l'administration militaire veillait à ne pas heurter de front les “scrupules constitutionnels” des autorités administratives nationales dans la question juive. Tout au plus, la Ligue fut-elle autorisée à installer, en juillet 1941, une officine officieuse, la Centrale antijuive de Flandre et de Wallonie.

En revanche, la Ligue eut le champ libre dans la création du “puissant état d'esprit antijuif” dont la section de propagande allemande se félicitait, à la veille des Pâques anversoises de 1941. L 'instrument privilégié de cette mise en condition du public fut le film antisémite. Ces projections cinématographiques connurent un réel succès d'affluence. Le Juif Suss de Veit Harlan se plaçait au premier rang des films allemands projetés en Belgique. Avec ses 257.624 entrées, il dépassait et de loin les autres films allemands, même de fiction. Il subjuguait les militants, pendant les séances organisées par la Ligue pour le compte de la propagande allemande. La scène où “le Juif est pendu” déchaînait leur enthousiasme. A Anvers, ce fut, rapporte le service allemand, “une véritable manifestation antijuive. Le public hurla: à quand le tour des Juifs anversois”. Le film Le Juif immuable de Fritz Hippler exaltait tout autant son impatience et sa frénésie. Ici, c'est l'apparition du Führer sur l'écran qui soulève les passions.

Selon la relation de ce moment d'extase dans l'organe de la Ligue , Hitler “annonça que si les Juifs étaient la cause d'une nouvelle guerre, cela signifierait leur extermination en Europe. Ce fut”, ajoute le moniteur de l'antisémitisme militant, “un déchaînement d'applaudissements”. D'après le commentaire de la ligue, un tel enthousiasme “en disait long sur le soulagement que procurerait le départ du dernier Juif de la terre européenne”. Dans cette version autorisée de l'“extermination” hitlérienne, elle ne signifiait encore rien d'autre, au printemps 1941, que l'expulsion des Juifs d'Europe. Le compte rendu d'une autre projection ne lit pas autrement sur l'écran allemand ce “passage où le Führer annonce que la Juiverie sera définitivement chassée d'Europe si elle provoque une nouvelle guerre”: cette fois-là aussi, l'apparition de Hitler “emballe toute la salle”.

Ce jour-là, comme dans les précédentes séances, “le film est [aussi] fréquemment interrompu par des applaudissements nourris”. La salle est comble. Elle comporte 1.500 places et, à en croire, la presse de la Ligue , “plusieurs centaines de personnes ne purent à nouveau trouver place”. La séance débuta à 10 heures du matin, avec l'allocution du chef Lambrichts. D'après le compte rendu expurgé que la presse antijuive fut autorisée à publier, “l'orateur très en verve, commença par situer le problème, disant que les Anversois étaient bien placés pour connaître le danger de l'hégémonie juive. Il fit l'apologie du Führer, mainteneur et sauveteur de la liberté aryenne, grâce à qui les peuples d'Europe seront prochainement libérés pour toujours de l'influence juive”. A chaque représentation cinématographique, le chef développe les mêmes thèmes que sa presse diffuse. Dans ces prestations, à l'estime d'un journal clandestin - “Le Peuple” socialiste -, “René Lambrichts harangue les spectateurs dans le dessein très évident de déclencher dans notre pays des pogromes”.

Ce jour-là pourtant, sur les 1.500 spectateurs assistant à la projection du Juif immuable, à peine 200 se retrouvèrent à la sortie, devant le cinéma Rex, à la Keyzerlei. C'était , le 14 avril l941 et ils étaient en condition pour les Pâques anversoises du verre brisé.


* Publié dans  F. BALACE (dir.), Jours de guerre, Jours gris, 9, Crédit Communal, Bruxelles, 1993, pp. 7-16.

[1].  C'est le nom que les nazis ont donné au pogrome de la nuit du 9 au 10 novembre 1938 en Allemagne
[2].  La "nuit de cristal" de novembre 1938 fut, dans un tout autre contexte, une tentative du parti nazi d'assurer sa mainmise sur la politique juive du IIIe Reich. Goebbels en prit l'initiative. Il était tout autant gauleiter de Berlin  que ministre de la propagande et de l'information. En Belgique  occupée, la Propagande Abteilung , instance militaire, relève aussi des services de Goebbels.
[3].  L'explosion fut particulièrement violente à la grande synagogue de la rue de la Victoire : la déflagration brisa les carreaux des immeubles voisins au point que, dans un garage réquisitionné, deux soldats allemands furent "légèrement blessés"
[4].  Von Stülpnagel obtint le limogeage du général de Brigade SS  Max Thomas qui commandait les détachements de la Sécurité  du Reich  en France  et en Belgique