15. 50 ans après la Libération d'Auschwitz: que sait-on exactement?                 

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15.1 L'événement de janvier 1945
15.2 Le camp de la mort concentrationnaire
15.3 L'extermination
15.4 Les centres d'extermination

15.1 L'événement de janvier 1945*

Les disputes de la mémoire autour de la commémoration de la Libération d'Auschwitz illustrent, au-delà de leurs enjeux présents, l'ambiguïté de ce lieu dans l'histoire. Même en l'érigeant en symbole, le discours métahistorique n'efface pas cette ambivalence de l'histoire réelle. Dans un tel discours sur le passé, Auschwitz signifie tantôt toute l'extermination des Juifs. Tantôt, il l'englobe peu ou prou, mais passe alors pour une sorte de camp ‘idéal’, emblématique de la criminalité nazie, le “camp de concentration et d'extermination”. Il est, à cet égard, plus que significatif que le discours commémoratif sur la libération du 27 janvier 1945 y lit le début de celle des autres camps nazis.

L'histoire fonctionne autrement. La chronologie - garde-fou indispensable - n'autorise pas les raccourcis fonctionnels de la mémoire. Si Auschwitz est effectivement le premier camp nazi dont les Alliés libèrent des détenus, cette libération est plutôt ce qu'il faut qualifier de non-événement. En histoire, le non-événement est celui qui, replacé dans sa perpective historique, n'a guère la portée décisive que ses acteurs lui donnent. La libération du 27 janvier 1945 est certes un événement considérable: l'Armée rouge libère pas moins de quelque 7.000 détenus d'Auschwitz qu'elle sauve - au sens propre du terme - de la mort. Au cours des dix derniers jours de leur captivité, 10 % ont péri, parfois tués par balle, le plus souvent d'inanition.

L'événement d'Auschwitz en janvier 1945 n'est cependant pas cette libération. Au moment où les Soviétiques foulent le sol du camp de concentration, la grande masse des “survivants” - le mot est à lire avec ses guillemets - subissent l'épreuve la plus terrible de leur captivité. La mémoire des rescapés identifie ce moment comme celui de la mort. Il entre dans l'histoire concentrationnaire au titre des “marches de la mort”. Le 18 janvier, neuf jours avant l'arrivée des Libérateurs, les SS d'Auschwitz ont jeté environ 59.000 détenus sur les routes de Haute-Silésie. Par cohorte de plusieurs milliers, ces hommes et ces femmes affaiblis par leur captivité ont quitté les camps de la zone d'Auschwitz à pied, en plein hiver, munis d'une miche de pain pour tout viatique. En cours de route, ils meurent par centaines de froid, de faim, d'épuisement. A moins qu'ils ne soient abattus par leurs gardes. Quand enfin ils parviennent à une gare, c'est encore le plus souvent dans des wagons ouverts à tous vents qu'ils poursuivent ce repli vers les camps de l'intérieur.

Le mouvement d'évacuation des “survivants” d'Auschwitz - toujours avec les guillemets qui s'imposent - a commencé bien avant la grande offensive d'hiver des armées soviétiques. L'adversaire bolchevique a déjà pénétré en Pologne en 1944. Le 23 juillet, il s'est emparé d'un premier camp, celui de Lublin-Maïdanek. De leur côté, en novembre, les Américains ont atteint celui de Natzwiler-Struthof en Alsace. Mais ni à Maïdanek, ni au Struthof, les SS n'ont laissé des détenus tomber aux mains des Alliés.

Cette retraite généralisée débute à Auschwitz, déjà le 18 mai 1944. Jusqu'au 17 janvier 1945, mais surtout à partir d'octobre 1944, l 'évacuation concerne pas moins de 75.745 détenus. Le déclenchement, le 12 janvier, de la grande offensive qui va mener l'Armée rouge jusqu'à Berlin en avril, précipite, six jours plus tard, l'évacuation chaotique des “marches de la mort”. Au total, les camps de l'intérieur du IIIe Reich doivent absorber environ 130.000 rescapés d'Auschwitz. Désorganisé dans la débâcle de l'Allemagne nazie, son système concentrationnaire s'effondre dans le chaos. Les Alliés libérant les camps en avril, découvrent, charnier après charnier. Ici, quelques centaines de cadavres, là quelques milliers, 4.000 le 4 avril à Ohrdurf - un commando de Buchenwald -, 10.000 au moins le 15 avril, à Bergen-Belsen.

Ces images d'horreur, surtout le spectacle de la mort en masse à Bergen-Belsen, vont induire une lecture à contresens et des camps de concentration et de l'extermination des Juifs. Alors qu'elles témoignent de l'effondrement du système des camps de concentration en 1945, elles fonctionneront comme révélateurs de la volonté systématique, ordonnée, méthodique, bureaucratique, d'extermination. Dans le regard rétrospectif, elles fonderont, dès l'après-1945, la représentation du camp de concentration nazi comme d'un “camp d'extermination”. Avec son besoin de symbole, cette mémoire finira, dans les années ’60, par assigner Auschwitz à cette double représentation de “camp de concentration et d'extermination”.

Cette confusion ne rend compte ni de la mort concentrationnaire, ni du génocide, y compris dans ce lieu d'histoire qu'était Auschwitz avant d'être un symbole.

Justement, la libération de ce camp en janvier 1945 en fait un cas d'école. Ce camp n'a pas connu la dernière période de 1945.

15.2  Le camp de la mort concentrationnaire

Les charniers de la Libération ne s'inscrivent pas au programme concentrationnaire. Dans la norme nazie, du moins dès la guerre et leur internationalisation, les camps de concentration disposent - en tout état de cause, les grands camps - d'installations appropriées pour faire disparaître les cadavres. Auschwitz, ouvert en mai 1940, se voit doter dès juin d'un crématoire d'une capacité d'incinération adaptée à sa fonction. Les fours crématoires d'Auschwitz I sont conçus pour brûler 340 cadavres par jour. Avec sa cheminée qui fume, le crématoire domine le camp de concentration nazi et lui confère sa signification. La mort s'inscrit dans son architecture: elle en est une composante structurelle. Les camps nazis sont tous des camps de la mort. Ils le sont, à des degrés divers et avec une ampleur variable selon la période considérée.

S'agissant justement d'Auschwitz, les archives ex-soviétiques permettent aujourd'hui d'évaluer, de manière documentée, l'ampleur de cette mort concentrationnaire dans un camp qui fonctionne "normalement". Les historiens disposent désormais des livres des morts constitués des actes de décès rédigés à l'époque lors de la mort des détenus. Comme souvent en matière d'archives, cette source comporte des lacunes qui obligent à extrapoler. Avec une part d'incertitude, car l'histoire n'établit jamais des vérités définitives, on peut estimer qu'environ 130.000 détenus d'Auschwitz y sont décédés pendant les cinq années d'existence du camp. Ce qui, sur les 360.000 détenus effectivement immatriculés, représente une mortalité d'environ 36%. Il s'agit d'une moyenne, car à certaines périodes, le taux de mortalité avoisine les 50%, notamment en 1942 où à Auschwitz - comme dans les autres camps nazis -, la mobilisation des captifs pour les besoins de l'économie de guerre entraîne une véritable hécatombe dans cette population sous-alimentée en proie aux maladies et aux épidémies.

Cette “extermination par le travail” - comme l'a qualifiée le ministre de la justice du IIIe Reich, en septembre 1942 - ne fait pas pour autant d'Auschwitz un “camp d'extermination”.

15.3 L'extermination

L'extermination à Auschwitz ne doit pas se concevoir comme la soumission intentionnelle des victimes à des conditions d'existence devant entraîner leur destruction. Himmler, le chef des SS, ne la conçoit pas ainsi. Expliquant aux dignitaires nazis ce qu'il leur faut entendre lorsqu'ils disent que les Juifs doivent être exterminés”, il a bien soin de préciser: “Dites si vous voulez, [...] les tuer ou [...] les faire tuer”. L'extermination ou ce qu'on a appelé, à partir de 1944, le génocide, c'est, selon le chef des tueurs, l'assassinat d'un peuple. En tuant les Juifs, ses SS accomplissent, comme Himmler le dit dans ce discours du 6 octobre 1943, “la grave décision de faire disparaître ce peuple de la terre.

Cette mise à mort ne s'exécute pas, ainsi que la mémoire incline à se l'imaginer, dans des “camps d'extermination”. Cette notion est un contresens historique, même si nombre d'historiens continuent à l'utiliser, en cédant aux idées reçues de leur temps. Un camp est toujours un lieu d'enfermement et, s'agissant d'un “camp d'extermination”, ce lieu impliquerait que les tueurs SS n'auraient pas disposé des moyens d'assassiner immédiatement ceux qu'ils avaient l'ordre d'exterminer et n'y seraient parvenus qu'après les avoir emprisonnés pendant un temps plus ou moins prolongé. Nulle part, l'extermination des Juifs ne se passe de cette manière. Les hommes d'Himmler n'ont pas besoin d'enfermer dans des camps ceux qu'ils ont l'ordre de tuer jusqu'au dernier. Au contraire, ils les sortent, au besoin, des lieux d'enfermement - des ghettos ou des camps de rassemblement - pour les mener à l'endroit de leur mise à mort.

Parfois le lieu d'extermination se trouve à quelques kilomètres, à la sortie des villes et des villages. Le ravin de Baby Yar est exemplaire à cet égard. Ce n'est qu'un ravin que les tueurs SS vont combler en deux jours, les 29 et 30 septembre 1941, en y fusillant pas moins de 33.771 Juifs de Kiev. Ces tueries répétées - à quatre chiffres, voire à cinq chiffres - ne sont nullement un phénomène accessoire dans l'événement génocide. Le million trois cent mille Juifs fusillés dans l'Est européen pèse d'un tiers dans l'assassinat de ce peuple.

15.4  Les centres d'extermination

Ailleurs, les tueurs ne se déplacent pas vers les Juifs à exterminer. A la différence des escadrons mobiles de la mort des Groupes d'action de la SS et de la Police , ils s'installent à demeure, dans quelques lieux stratégiques, tous situés sur le territoire polonais, à Chelmno près du ghetto de Lodz, à Treblinka entre ceux de Varsovie et de Bialystock, à Sobibor à l'Est de district de Lublin, enfin à Belzec entre Cracovie et Lvov. Stationnés sur place, ils appellent volontiers ces lieux des camps, mais ils savent que ce sont des ‘camps sans détenus’. Sur un million sept cent mille Juifs qui y sont acheminés, ils ne laissent en vie que quelques déportés, des dizaines ici, des centaines là, pour servir à l'intendance des tueurs SS et, plus encore, à celle de la mort. Avec ce personnel interné réduit à l'indispensable, le centre fixe d'extermination comporte au plus quelques bâtiments dont ceux, obligés, qu'on a aménagés en chambres à gaz, quand on n'utilise pas des camions à gaz. Au départ - et parce que justement, il ne s'agit pas d'une organisation relevant de l'administration SS des camps de concentration - les tueurs n'ont même pas prévu des installations d'incinération pour éliminer les cadavres. Submergés par l'ampleur du massacre, il leur faudra, en l'accomplissant, résoudre cet autre problème technique d'un génocide qui s'exécute ici dans des terminus ferroviaires équipés pour massacrer sur-le-champ tous les arrivants.

Les SS sont confrontés au même problème à Auschwitz. Là - comme dans une bien moindre mesure, à Lublin-Maïdanek - le centre d'extermination se trouve, avec son équipement de gaz homicide, dans un camp de concentration. Mais dans le cas d'Auschwitz, c'est à l'annexe de Birkenau, qu'on le dissimule en bordure du camp dans la forêt de bouleaux, et non au camp principal pourvu pourtant d'un crématoire. Ceux dont se dote au printemps 1943 le centre d'extermination d'Auschwitz-Birkenau ont une capacité d'incinération sans commune mesure avec les besoins d'un camp de concentration. Ces crématoires de 1943 conçus pour brûler plus de 4.000 cadavres par jour sont de véritables usines de la mort, produisant leurs cadavres dans la chambre à gaz et les faisant disparaître aussitôt dans leurs fours.

Ainsi équipé, Auschwitz dont la part dans le génocide est probablement d'un million de déportés assassinés à leur arrivée est cependant plutôt atypique de l'événement accompli dans les autres lieux de l'extermination. A Auschwitz-Birkenau, celle-ci n'est pas systématique. Précisément parce qu'ils opèrent un camp de concentration, les tueurs du centre d'extermination ne sont pas autorisés à assassiner immédiatement tous les déportés juifs. Auschwitz opère une sélection à leur arrivée, selon la composition des convois juifs. Une minorité, retenue pour le travail de forçats concentrationnaires, est acceptée dans le camp. La majorité jugée inapte au travail ne connaît d'Auschwitz que le chemin qui conduit à son massacre immédiat dans les chambres à gaz du centre d'extermination.

Si les historiens butent sur la difficulté d'établir avec le plus de rigueur les chiffres de ce massacre à l'arrivée d'Auschwitz, ils sont bien documentés pour le mesurer à l'unité près en ce qui concerne la déportation ‘occidentale’. Dans le cas ‘belge’, sur les 25.257 déportés raciaux acheminés de Malines à Auschwitz, les deux tiers - 62,7 % - sont immédiatement assassinés, dès leur descente des trains. Disparaissent ainsi au sens où Himmler, le chef des SS, utilise l'expression, 15.621 Juifs de Belgique, hommes, femmes - surtout les femmes, les ¾ des déportées - et enfants - quasi tous.

L'autre tiers - exactement 9.636 déportés dont les 351 Tziganes, y compris les enfants - partage l'histoire des concentrationnaires d'Auschwitz. Les “survivants” de cette captivité subissent en janvier 1945 les terribles “marches de la mort” lors de l'évacuation devant l'avance de l'armée rouge. Le 8 mai 1945, ils sont seulement 1.207 encore en vie.

Mais à ne considérer que ce bilan des déportations raciales de Belgique, la mémoire risque, cinquante ans après, d'évacuer l'événement colossal qui se déroulait à chaque arrivée d'un convoi juif de Malines à Auschwitz. Elle s'interdirait, en le confondant avec la mort concentrationnaire, de comprendre ce qu'est un génocide, une connaissance plus que jamais indispensable dans la dérive nationaliste et ethno-centriste de la fin du XXe siècle.


* Publié dans Telex , magazine de l’U.L.B. et de l’U.A.E., n°105, mars 1995